Le clan Spinoza

Amsterdam 1677 : l’invention de la liberté

Admettons un moment qu’un athée nie l’existence de Dieu. La seule explication que Spinoza y voit, c’est que cette personne ne connaît pas le sens technique, le sens philosophique du mot Dieu. Car en métaphysique, ce terme désigne une évidence qui sans lui n’aurait pas de nom : c’est le principe absolu de l’existence. En effet, sauf à vous raconter des histoires, vous ne pouvez pas ignorer que quelque chose existe (vous, ce livre, n’importe quoi d’autre). On peut discuter des confusions entre ce qui existe ou pas, mais l’essence même de l’existence s’impose à tous ceux qui ne sont pas complètement fous. Inutile d’aller chercher plus loin, car si l’on étudie bien cette chose-là, on s’aperçoit qu’elle possède toutes les propriétés nécessaires à ce qu’on appelle Dieu : l’Existence est absolument infinie, elle ne peut ni apparaître ni disparaître, et la chaîne infinie des causes est tout simplement inconcevable sans elle.

Ainsi, au lieu de chercher comment attribuer l’existence à un Être infini, parfait, omnipotent, etc., Spinoza préfère montrer en quoi l’existence considérée par sa nature seule correspond à la définition de Dieu. Si l’existence est Dieu, vous conviendrez que la proposition [Dieu n’existe pas] n’a aucun sens, puisque, selon cette définition, Dieu est l’existence.

La question de savoir si Dieu existe ou pas se trouve donc vidée de signification, puisqu’on ne peut pas séparer le verbe et le nom : [Dieu] et [exister] sont deux termes qui signifient la même chose, même s’ils n’ont pas la même syntaxe.

De plus, comme l’évidence de l’existence s’impose à tous ceux qui existent, la question de savoir si l’on y croit ou pas perd entièrement son sens. ‘Si nous avons une connaissance de Dieu telle que nous avons du triangle, écrira Spinoza avec assurance, alors tout doute est levé.’ Cela ne veut pas dire que nous y croyions tous, mais que nul n’a jamais eu besoin d’y croire — il suffit d’exister. Ainsi, Dieu n’est pas un objet de foi mais un concept métaphysique très simple, et ceux qui le pensent indémontrable ne savent tout simplement pas ce que c’est.

Bien sûr, plusieurs fonctions ou qualités couramment attribuées à Dieu deviennent absurdes. On devra admettre qu’il n’y a pas de Créateur de l’univers ; que les textes considérés comme des Révélations divines ont été écrits par des humains ; qu’aucune Puissance ne fixe l’itinéraire de notre vie, ni n’en juge le bilan après notre mort ; qu’aucun Être n’oriente ni ne contrarie les phénomènes de la nature pour se manifester à nous ; que les Rituels sacrés et les Prières ne concernent personne d’autre que les humains. En somme, Dieu n’est ni une puissance en dehors de l’univers, ni une essence mystérieuse qui se tient en surplomb, ni un maître des signes antérieurs à nos codes, rien en un mot que l’on puisse considérer comme transcendant, c’est-à-dire comme extérieur à la nature.

Mais alors, pourquoi conserver ce mot, utilisé par les religions de façon erronée, pour parler de ‘l’essence de l’existence’ ? C’est que ce terme bénéficie de propriétés sémantiques hors du commun. Disons, pour résumer, que le mot Dieu permet de désigner l’infini désordonné de la Nature comme la puissance d’un seul et même Être. En réalité, la Nature entendue comme la somme des choses existantes n’est pas totalisable ; c’est un singulier qui n’a aucun sens, car la Nature(s) est infiniment infinie, elle(s) sont tout et le reste. Le concept de Dieu, essence indivisible, résout cette difficulté en désignant ce qui existe comme l’expression d’une puissance unique.

Si ces remarques sont tellement compliquées, c’est parce que Dieu est difficile à concevoir dans l’abstraction pure ; mais contemplez les bûches qui se consument dans la cheminée, observez l’insecte qui découpe son butin, calculez à l’avance la trajectoire d’une bille, écoutez le silence apaisé des villes à la fin de la nuit. Chacune de ces rencontres contribue à emplir de sens le concept de Dieu, car il s’agit de choses existantes qui nous inspirent des émotions singulières. Lorsqu’on rapporte ces émotions à une seule et même puissance, le mot Dieu se met à résonner curieusement en nous : il se charge d’amour et de reconnaissance, et cela lui donne à son tour la force morale d’orienter notre comportement. Certes, cette divine unicité que nous reconnaissons dans le chaos de l’existence n’est que le reflet de nous-mêmes ; mais n’oublions pas que nous-mêmes, nous n’existons pas avant de nous y reconnaître. Voilà pourquoi la puissance infinie de Dieu offre à chacun, à chacune, un modèle extraordinaire pour apprendre à vivre et à aimer. On ne devient soi-même qu’à mesure que s’éclaire en soi… ‘l’idée de Dieu’.

N’allez donc pas croire que lorsqu’il parle de Dieu, Spinoza utilise un vocabulaire religieux pour cacher une pensée athée. À ses yeux, c’est l’inverse : les institutions religieuses manient sans le comprendre un terme de métaphysique pure dont la connaissance ‘n’appartient nullement à la foi et à la religion révélée’. C’est pour cela que ce concept, en plus de son intérêt métaphysique et de ses propriétés morales, a une grande importance politique. Car l’usage de ce mot permet de lutter, plus efficacement que la bannière de l’athéisme, contre les institutions qui revendiquent le monopole de la spiritualité, et qui souvent en utilisent la force à des fins inacceptables. Vraiment, Dieu est une chose trop importante pour être abandonnée aux religieux. La revendiquer comme une connaissance que nous cultivons, comme une puissance que nous exprimons, c’est refuser de laisser les prêcheurs de tous genres — il y en a de bons, et beaucoup de mauvais — s’attribuer le monopole de l’Absolu. Pour Balling, Meyer ou Spinoza, le jour où les incroyants se revendiqueront comme des hommes sans Dieu… ils se seront dépossédés de ce pour quoi ils luttaient. Autrement dit, ils auront tout perdu.

Maxime Rovere in Le Clan Spinoza

Le Clan Spinoza mobilise toutes les ressources du roman pour faire renaître le monde dans lequel a vécu Bento de Spinoza, entre Amsterdam et La Haye, dans cette Europe du XVIIe siècle qui a vu l’avènement de la raison moderne.

Il célèbre les aventures de ceux qui partirent à la conquête de la liberté, hommes et femmes oubliés par l’Histoire et pourtant hauts en couleur. Parmi eux, Saül Levi Morteira, grand rabbin de la communauté juive d’Amsterdam ; Adriaen Koerbagh, encyclopédiste en avance d’un siècle sur son temps ; Franciscus Van den Enden, activiste farouchement opposé à Louis XIV ; Sténon, anatomiste de génie…

Suivant les destins capricieux des familles, des amours, des amitiés et des idées, ce livre foisonnant, original, palpitant, dessine la figure inédite d’un Spinoza « en réseau ». Grâce à lui, l’éclat de la philosophie, au lieu de nous aveugler d’admiration pour l’un de ses plus grands auteurs, nous aide à mieux comprendre ce qu’est le monde – le sien, le nôtre – et même ce que signifie… comprendre.

Maxime Rovere

Spécialiste de Spinoza, Maxime Rovere a conçu une fantaisie historique et philosophique entièrement fondée sur les faits et des textes, dans le sillage d’Umberto Eco (Le Nom de la rose) ou de Stephen Greenblatt (Quattrocento). Il enseigne actuellement la philosophie à l’université PUC-RJ de Rio de Janeiro. Le Clan Spinoza est son premier roman. 

La leçon d’anatomie du Dr John Deijman, Rembrandt, 1656
La leçon d’anatomie du Dr John Deijman, Rembrandt, 1656

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