Les noms de l’eau

Par un phénomène de condensation digne du rêve freudien, mais collectif et séculaire, le mot français eau réunit les principaux aspects de cette substance vitale et assume d’autres valeurs «liquides». Eau, la chose est connue, mais pourtant étrange, prononcé comme une seule voyelle – o – est l’aboutissement du mot latin aqua, usé par des prononciations gallo-romaines paresseuses, alors que d’autres langues romanes en conservaient la consonne, quitte à l’adoucir (l’espagnol agua, à côté du modèle antique que garde l’italien : aqua).

Les stades intermédiaires, qui durent se prononcer awa, éwè, dans le nord de la France, étaient presque homonymes du mot germanique de même origine ahwa («fleuve», dans la langue des Goths). Seules les trois lettres vocaliques du mot français écrit rappellent cette origine : e pour le a initial, a pour le «we» qui n’est qu’un affaiblissement du qw d’origine, enfin u pour la voyelle finale. Dans un joli livre moqueur sur l’orthographe française, Jacques Laurent proposait de «plumer l’oiseau», ce mot dont aucune des lettres n’est prononcée, puisqu’il est dit «ouazo»; il en va de même avec cette eau réduite à une voyelle absente de ses trois lettres.

En latin, aqua n’était pas le seul mot pour cette substance, l’un des quatre éléments formateurs du monde : aqua, ignis, le feu, aer et terra. Riche en dérivés et composés, aqua était concurrencé par unda, qui désignait l’élément mobile, que le français a cessé de nommer «onde» et qui correspondait, au pluriel aquae, à «flots».

Entre AQUA et UNDA, deux grandes différences : le premier mot faisait de l’eau un principe, un être actif, un dieu; le second y voyait une chose, un milieu perçu, éprouvé, sensible, dans ses diverses manifestations, de l’océan au ruisseau, du lac au contenu de la jarre, de l’eau qui supporte les navires à celle qui fait pousser les plantes et désaltère. Ces réalités vitales portaient des noms apparentés dans tout le domaine indo-européen; en revanche aqua, le principe, appartenait dans les quelques langues concernées au «genre animé» et n’avait «qu’une faible extension dialectale» (Ernest et Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine). S’agissant d’une réalité géographique et humaine mondiale telle que l’eau, il n’est pas indifférent que les mots qui l’expriment soient répandus sur une zone linguistique et culturelle plus ou moins étendue. Sur ce plan, unda, l’eau matérielle, est l’une des métamorphoses d’un radical indo-européen (w-t, w-d) qu’on retrouve notamment en hittite, en sanskrit (udn’ah), en grec (hudor, hudatos, d’où notre hydro-), en germanique (aboutissant à water et wasser), en slave (russe voda), ce w-d étant nasalisé dans les langues baltes (vandi, vandéàs) comme en latin (unda).

La sensibilité culturelle à l’élément est évidemment fonction des représentations par le langage – le vocabulaire de l’eau est d’une extrême richesse –, elles-mêmes fonction de la situation concrète des sociétés : celles du désert, de l’oasis, du point d’eau réagissent autrement que celles des climats tempérés ou encore des zones de la mousson, de celles des pluies équatoriales, etc. Sartre, à propos de Venise, tire de l’eau lagunaire en contact avec la ville admirable l’idée d’une «éternité qui a la bougeotte et qui attire en elle-même tous les contours pour les nier». Cette eau-là est optique et philosophique : c’est plus l’aqua latine, principe et divinité, que l’unda qu’on attendrait.

Mais les enjeux de l’eau sont d’abord ceux de la survie : survie de la Terre même, dans de nombreuses cosmogonies, survie de la matière, dans certaines théologies, comme celle de l’Allemand Johann Albert Fabricius (Théologie de l’eau, 1741 en français). Mais si l’eau peut nourrir le rêve (Bachelard, L’Eau et les rêves), c’est qu’elle a dû nourrir la vie, tout en contribuant à laver les souillures. Si la pollution de l’eau est un thème si violemment ressenti, c’est que l’eau (undadoit être aussi purificatrice et lustrale. Aucun rite religieux ne s’en passe.

La révolution scientifique des XVIIIe et XIXe siècles s’exprime largement à travers cette «substance-élément», sans que la découverte de sa nature matérielle (H2O) ne détruise sa symbolique. La géographie, la géologie doivent recourir à une hydrologie générale, et par suite la politique internationale.

Les mythologies marines, lacustres, fluviales, pluviales, qui sourdent des religions et des poétiques, ont leur «source» dans une lutte multiséculaire pour la survie. Répartir l’eau, combattre la sécheresse désertique comme le flux destructeur (déluges, typhons), maintenir les peuples entre le torrent – mot paradoxal, qui évoque le feu dévastateur – et le désert, fut la tâche séculaire de l’humanité dans sa lutte contre la «marâtre nature». Et voici que dans les terribles XXe et XXIe siècles, ce combat tend, en détruisant les vertus de l’eau, en accaparant ses dons compromis, en polluant les océans, les nuages, les pluies et les cours d’eau (cycle mortel, cycle vital), à ruiner l’humanité même, a accroître les injustices naturelles, à assoiffer et à empoisonner à la fois, en emportant au passage les symboles et les images nécessaires à l’espoir.

Unda menacée, aqua privée de ses vertus, le drame de l’eau est universel : la guerre de l’eau – des millénaires après la guerre du feu – se déroule sur fond de guerre contre l’eau, contre la vie.

Alain Rey

C’est surtout sa voix, tranquille et posée, que, de 1993 à 2006, les auditeurs de France Inter avaient pris l’habitude de retrouver chaque matin dans « Le Mot de la fin ». Car, non content d’être un « géologue » du vocabulaire, érudit aux connaissances encyclopédiques, linguiste, historien, amateur d’art et de gastronomie, Alain Rey, qui est mort le 28 octobre 2020, à Paris, à l’âge de 92 ans, était un passionnant conteur. Il savait partager son immense savoir avec gourmandise, éminçant à plaisir l’histoire des mots, pour mieux exhaler parfum et saveurs – comme lorsqu’on prépare la truffe.

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