Penser les arts martiaux autrement – Promenade martiale avec Florence Braunstein
Florence Braunstein pratique les Arts Martiaux depuis plus de quinze ans (Karaté et laïdo), presque autant que l’enseignement en Classes Préparatoires en tant que professeur de culture générale et de lettres. Elle a publié un grand nombre d’essais, d’études d’articles, relatifs à la culture générale (Ellipses, Vuibert, A. Colin, PUF, Universalis) et aux arts martiaux (PUF, Harmattan) et dirige également une collection intitulée « Le corps體 tǐ : corps, forme, santé 身 shēn : corps, corporel, ... en question ».
Les relations du corps avec son environnement spatial et social, avec les lieux, les autres corps seraient ainsi codifiées dans des figures signifiantes de même niveau que les règles de politesse, que les manières de table. La culture opère donc de manière tacite la structuration de notre expérienceL'expérience résulte d'une incorporation particulière et ... More de la durée, des distances, des objets. Proxémie est le néologisme créé pour désigner l’ensemble des observations et des théories concernant l’usage que fait l’homme de l’espace en tant que produit culturel spécifique; cela concerne aussi bien la gestualité personnelle et l’appréciation des distances convenables entre les personnes que l’urbanisme. La perception même que l’homme a du monde environnant est induite par la langue
舌 shé manifeste la subtilité et le discernement du cœur... More qu’il parle ; des individus appartenant à des cultures différentes habitent des mondes sensoriels différents. L’apport de l’anthropologue E. T. Hall tient au fait que d’une part, il réintègre les conduites spatiales des hommes dans la catégorie globale du comportement animal et annexe les concepts de territoire, de distance critique, de stress et que, d’autre part, il montre l’importance et le rôle de la culture dans la construction de l’espace Cette structuration reproduite selon des modèles appris, s’accomplit de façon parfaitement involontaire, et elle modèle, modélise et aspectualise le contact. Il se définit donc toute une hiérarchie des emplacements. La distance intime pour un anglo-saxon est d’environ d’1 m réduite 0,45 m pour un méditerranéen. Elle ne s’ s’impose pas seule ment comme une relation dépendant de la dextérité et de la vitesse de com bat de deux combattants. Chaque pratiquant détermine, selon son acquis culturel et social, sa propre distance de le passage de combat et ce, de façon involontaire. Cela implique qu’il empêche l’adversaire d’atteindre un espace personnel plus ou moins grand, selon sa culture d’origine.
Distances et sports de combat
La notion de distance intervient, d’abord, selon Y. Le Pogam Y., Démocratisation du sport, mythe ou réalité ?, Paris, éd. Delarge, 1979, dans le choix même du sport que l’on souhaite pratiquer. En effet, les sports privilégiés par les classes sociales élevées sont en général des sports de distance par rapport à l’adversaire. Cette même différenciation existe dans les sports de combat, dans les Arts Martiaux, car la perception de l’autre passe avant tout par la sensation du corps, elle-même inhérente à la culture d’origine. L’histoire des jeux, des rites, montre que les classes sociales les plus défavorisées avaient l’habitude de considérer le corps comme un support solide, supportant toutes les formes d’endurance, à l’opposé de la bourgeoisie ou de l’aristocratie qui l’a constamment protégé. Ceci explique que les sports de combat telle la boxe, le Kick Boxing, le Karaté, tous ceux où le contact physique s’avère violent, ont été夏 xià se caractérise par un mouvement d’expansion vers... More pratiqués davantage par les classes sociales les moins privilégiées. Le corps dans ces disciplines y est testé comme une machine dont on veut cerner à tout prix les véritables limites mais aussi retrouver ce que supposait Giraudoux en écrivant : « Le sport, est le seul moyen de conserver dans l’homme les qualités de l’homme primitif. Il assure le passage de l’ère de pierre écoulée à l’ère de pierre future, de la préhistoire à la posthistoire. Il se pourra, grâce à lui, qu’il n’y ait aucune trace des méfaits de la civilisation. Car le sport consiste à déléguer au corps quelques unes des vertus les plus fortes de l’âme : l’énergie, l’audace, la patience. » Plus nous nous rapprochons du partenaire ou de l’agresseur, plus le corps gesticule. Nous pouvons noter un phénomène décroissement des mouvements au fur et à mesure que la distance augmente. Dans beaucoup de sports et d’Arts Martiaux, l’efficacité dépend sou vent風 fēng est la mise en mouvement, le souffle qui réveille... More de la capacité à créer des incertitudes chez l’adversaire et de la limite d’incertitude que nous nous verrons imposer. Le but est d’arriver à diminuer, en boxe par exemple, le plus possible les déplacements de l’adversaire, le transformant en une cible mobile, plus facile à atteindre. Il faut rendre les déplacements latéraux problématiques. Puis s’avère essentielle une nouvelle gestion du temps.
Corps à corps | Très rapprochée | Rapprochée | De défense | De fuite |
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0,10 m à 0,50 m | 0,50 m à 1,50 m | 2 m à 3,50 m | 5 m à 7 m | 8m |
Rapports de lutte. Vision brouillée, seuls sont vus les détails du corps. | Il n’y a plus de contact, mais la vision reste encore très parcellaire. Les coups sont portés sans grande précision, sauf s’ils sont donnés sur les points vitaux. | Le combat peut se dérouler hors de toute emprise physique. Le corps est vu dans sa totalité. | Observation intense de l’agresseur, visualisation des lieux immédiats. | Immobilité. Visualisation de l’agresseur. |
Cadences et rythmes
La spontanéité en fait, en Asie, se pro duit d’elle-même sans intervention aucune. La pratique des techniques de guerre pour être exacte doit être, avant tout, authentique, c’est à dire cohérente par rapport à l’ensemble des choses existantes autour. Elle ne doit pas s’en détacher, même par un soupçon d’initiative, donc de liberté, donc d’autonomie. Et pourtant, le corps doit pou voir s’adapter à un certain nombre de paramètres qui se règlent en fonction de sa morphologie, de sa puissance. C’est là que viennent se placer les para mètres involontaires comme la notion de distance, déterminée par un contexte culturel. Lorsque nous évoquons le ma, l’intervalle ou comme le définit T. Hall dans la dimension cachée, Paris, Seuil, 1971. « l’élément constructif fonda mental de l’expérience Japonaise de l’espace », nous faisons intervenir notre conception occidentale qui sépare les éléments entre eux pour mieux les saisir. Selon A. Berque, Le sauvage et l’artifice, ed. Gallimard, NRF, 1986, p. 259, le ma consiste en effet, dans son principe, à ménager dans un message des vides, des espacements qui se distribuent selon un certain rapport avec les signifiants du reste du message. En tant que vide, le ma n’impose aucune signification au destinataire, mais en tant que rapport, il propose un certain sens, que le destinataire se contente de suggérer ».
L’espace temps
Le moment de vulnérabilité d’un adversaire peut se situer pendant le court instant où rien n’est encore déterminé pendant ce laps de temps des points faibles peuvent être évalués mettant en situation d’insécurité les deux attaquants, Ma est l’espace qu’on associe à chaque individu quand on compte les hommes par leur intervalle. Autant que par la répétition des gestes, l’apprentissage de ces notions, les gaspillages énergétiques sont épargnés. Ni la volonté ni le désir ne doivent intervenir, toute action doit devenir un automatisme. La finalité est d’être présent au moment où l’adversaire est sur le point de libérer, d’expulser son énergie. Ce moment porte un nom, fajing, en chinois. Pour y parvenir, il faut avoir accumulé en soi le plus possible d’énergie. Répondant aux exigences du rythme, le kokyu, de ko, « expiration », et de kyu, « inspiration » s’avère être une parfaite synchronisation entre celle-ci et les mouvements. Son rôle sera d’autant plus important que le maaï sera grand. Sans une maîtrise de soi parfaite, sans réadapter constamment tout son être à une situation immédiate, en se servant des gestes ou de mouvements pré codifiés, le guerrier n’avait aucune possibilité de venir à bout de son opposant. Le hasard n’a aucune place dans le maaï, pas davantage d’ailleurs, que dans le hyoshi, cadence propre à chacun d’entre-nous et dépendant de notre état physique et psychique. Nous pouvons le comparer au rythme qui anime nos poèmes. D’ailleurs au Japon, le hyoshi est aussi présent dans le théâtre No ou dans l’art du thé茶 chá Le thé est probablement l’une des boisons les pl... More. Il résulte de la relation avec ce qui nous entoure, objets y compris. Cadence et rythme permettent dans la culture Japonaise de trouver l’instant exact d’harmonie avec les autres ou avec la nature. Un rythme s’établit selon ce principe entre celui qui sert le thé et celui qui le boit. L’intégration se rattache à tous les arts traditionnels, elle consiste même au sein de la société un facteur essentiel de la structure des relations humaines. Rythmes et cadences en résumé étaient les moyens pour les guerriers d’élargir les possibilités offertes par les techniques. Toutefois pour accéder à leurs pleines possibilités requiert l’accès à un stade nouveau, permettant d’utiliser de nouveaux domaines de compétence : le yomi. Le terme de yomi est traduit par « lecture », davantage dans le sens de décrypter quelques choses au-delà de ce qui peut-être dit et montré. L’interprétation d’une situation nécessite un temps d’arrêt par la réflexion, or il faut acquérir un état de conscienceLa conscience désigne originellement un savoir partagé (le... More qui permette de la comprendre sans pour autant mettre fin à la vigilance de l’esprit, l’intention d’un adversaire avant qu’elle ne soit clairement manifestée.
Ce sentiment intuitif s’appelle, sakki, ou sentiment intuitif spontané. Mais si l’art du combat a été aussi appelé « t’art de l’avantage », c’est que percevoir la volonté de l’autre ne suffit pas, il faut aussi pouvoir l’utiliser en fonction de ses attentes. D’autres notions existent notamment celle du kiseme qui permet en pratiquant la technique du sabre encore aujourd’hui, kendô ou iaido de saisir l’intention de l’autre. En somme une des particularités du corps du guerrier japonais est d’être le fruit d’une technique et d’un apprentissage du corps et de l’esprit. Pour y parvenir, il faut que celui-ci soit semblable à l’eau水 shuǐ est la source de vie ; docile, elle se prête à t... More calme, Mizu no kokcxo, cela signifie que le Bushi a fini par se détacher de toute forme de trouble. Ces notions sont difficiles à appréhender en Occident, car avant tout maitriser une situation, un adversaire veut dire que toutes les situations ont été passées au crible de la rationalité.
Les deux précédentes notions sont inséparables de celles-ci. Elle fait office de sixième sens et permet de sortir quand un adversaire va attaquer. Saisir l’instant, comprendre une situation, même avant qu’elle ait eu lieu, fait partie de ce concept. mais encore plus d’une ruse appliquée naturellement. Il fait partie aussi de la vie quotidienne des Japonais et constitue l’un de leur moyen de communication. En revanche, il bénéficie comme pour le guerrier chinois d’une immense flexibilité, d’une immense souplesse, mais néanmoins orchestrée par l’apprentissage d’une tradition gestuelle extrêmement serrée. Sa liberté, son autonomie pourraient ne s’exercer que lors de ces brefs instants pendant lesquels son libre arbitre a enfin la possibilité de s’imposer. ■
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