Le problème de la conscience dans les traditions bouddhiques

L’âme, écrit en effet Augustin, ne peut se connaître comme en un miroir. De ce théorème, nombre de philosophes médiévaux tirent que contrairement à ce que soutient Aristote et les péripatéticiens, l’âme ne se connaît pas comme elle connaît les autres choses, à savoir : par représentation ou par abstraction, et que de ce fait elle ne se connaît pas non plus comme une autre chose ni comme un autre. Elle se connaît comme présence à soi, dans, par et comme cette présence.

Nahosu, 8 ans, moine novice, priant dans le monastère, Nyaungshwe, Birmanie, Antoine Boureau

Les traditions bouddhiques abordent le problème de la conscience de différentes manières. Les Chinois ont une prédilection pour la parabole et la métaphore comme l’illustre l’histoire de la rencontre de Huike et de Bodhidharma.

Huike dit à Bodhidharma : « Mon esprit est inquiet. Pacifiez-le. »
Bodhidharma répondit : « apporte-moi ton esprit et je le tranquilliserais».
Huike : « Bien que je l’ai cherché, je ne l’ai pas trouvé. »
« Voilà, dit Bodhidharma, j’ai tranquillisé ton esprit. »

Les Birmans s’attachent plus à l’aspect éphémère de la pensée qu’à la nature de la conscience ; les Tibétains quant à eux s’engagent dans une analyse minutieuse des divers aspects de la conscience ainsi que dans une méditation sur sa nature profonde.

La conscience serait-elle  inconnaissable ?

Mais que veut dire connaître, est-ce la même chose qu’être conscient ?

Selon le contexte ou la citation, les termes, conscience, âme, esprit et encore présence seront utilisés dans le même sens. Tous les auteurs ne font pas nécessairement la différence entre conscience et connaissance. Ainsi dans certaines citations le terme connaissance est utilisé alors que le sens est celui de conscience.

La connaissance est un mode particulier de rapport. Elle transpose toute expérience, toute perception en données, données qui peuvent être conservées dans la mémoire, répertoriées et transmises. Le concept est ce moyen de traduire l’expérience en données, de la saisir, mais il se substitue à elle et la voile. Selon Dharmakirti, le grand philosophe et épistémologue du bouddhisme indien, la connaissance ne saisit pas son objet directement, mais à travers un aspect. Cet aspect est l’impression laissée par l’objet sur la conscience. Il est à la fois la représentation de l’objet dans la conscience et la forme que prend la conscience quand elle perçoit l’objet. En assumant une certaine forme, la conscience s’opacifie, elle se manifeste autre que ce qu’elle est. Dans la connaissance, la conscience se donne une apparence; elle se masque. Puisqu’elle est transposition, il est toujours possible pour la connaissance d’être erronée.

La connaissance pose l’objet comme étant distincte d’elle, précisément comme objet (du latin objectum « ce qui est placé devant »). Comme ce qui n’est pas présence à soi. Si l’objet est ce qui se trouve devant, il faut qu’il soit face à quelque chose, ce ne peut être face à la conscience.

Pour la tradition tibétaine, tout ce qui existe doit pouvoir être connu. Mais, cette tradition altère ou élargit le terme connaissance. Ce qui lui permet de poser une connaissance de la conscience libre de concept.

Qu’est-ce que la conscience ?

Le terme conscience n’avait tout d’abord qu’une acceptation morale. Locke aurait introduit le sens de conscience de soi que nous lui donnons ici.
Selon Kant, cela même qui connaît un objet ne saurait être connu comme objet. Il en conclut que l’âme (la conscience) est inconnaissable. Si nous posons que la connaissance implique la médiation d’un concept, une grande partie de la tradition tibétaine serait d’accord avec cette remarque de Kant. Ce mode de connaissance peut être utile face aux choses mais n’a rien à dire au sujet de la conscience. Cependant cette tentation de chosifier la conscience traverse toute l’histoire de la philosophie.

L’âme, écrit en effet Augustin, ne peut se connaître comme en un miroir. De ce théorème, nombre de philosophes médiévaux tirent que contrairement à ce que soutient Aristote et les péripatéticiens, l’âme ne se connaît pas comme elle connaît les autres choses, à savoir : par représentation ou par abstraction, et que de ce fait elle ne se connaît pas non plus comme une autre chose ni comme un autre. Elle se connaît comme présence à soi, dans, par et comme cette présence.

Vocabulaire européen des philosophies

Au Tibet, on a débattu pendant des siècles sur la manière de définir la conscience. Le point de désaccord principal portait sur la possibilité qu’a la conscience de se connaître elle-même directement ou non. La question était importante pour le bouddhisme puisque la conscience est l’un des enjeux principaux de la méditation, plus spécifiquement dans les traditions japonaise et tibétaine.

Certains maîtres ont défini la conscience comme « ce qui connaît un objet ». En d’autres termes, il y a toujours un objet de conscience ; connaissance et conscience sont identiques. Cette définition toutefois n’englobe pas une prise de conscience de la conscience elle-même. Pour les tenants de cette définition, il n’est pas possible d’avoir une expérience immédiate de la conscience, comme la lame du couteau ne peut se couper elle-même. Selon ce point de vue, la conscience ne peut être connue que par l’intermédiaire d’un concept, que par la connaissance d’un moment antérieur de conscience. Conformément à cette vision, certains textes décrivent la méditation sur la nature de la conscience de cette manière: Dans cette méditation Mahamudra, nous pouvons soit utiliser un moment de conscience pour se focaliser sur le souvenir d’un moment précédent de conscience, soit utiliser une partie de la conscience pour se focaliser sur une autre.

Pourtant un moment passé ne peut être connu qu’en tant que concept. Ce n’est pas l’expérience directe de la conscience, mais la saisie d’un substitut qui est atteint par cette méditation. Parce qu’elle n’englobe pas la conscience de soi, certains maîtres tibétains, pour garder la possibilité d’une expérience directe de la conscience (sans la médiation d’un concept) ont rejeté « ce qui connaît un objet » comme définition.

Certaines traditions du bouddhisme theravada divergent également à ce propos. D’une manière générale, la tradition birmane pense que la conscience ne peut se connaître elle-même, comme un doigt ne peut se toucher lui-même.

La tradition thaïlandaise de la forêt pense que la conscience peut se connaître elle-même directement. Dans l’état de veille, à ce niveau de pratique, la présence consciente est naturellement pleinement consciente d’elle-même, consciente que la conscience (citta) et la connaissance ont la même essence atemporelle.

Ce qui est clair et connaissant, définition moins restrictive de la conscience, est plus largement acceptée par les maîtres tibétains. Il faudra toutefois élargir le sens donné à connaissance ici pour y inclure une conscience non conceptuelle.

Même si l’on n’était pas concerné par la conscience de la conscience elle-même, il semble que décrire une conscience qui peut connaître un objet sans être consciente de connaître cet objet, représenterait une connaissance sans utilité. Si ma conscience n’était pas conscience d’être conscience de table elle serait donc conscience de cette table sans avoir conscience de l’être, ou si l’on veut, une conscience qui s’ignorait soi-même, une conscience inconsciente ce qui est absurde. Lors de tout vécu, de toute perception, la conscience connaît quelque chose, en même temps elle est, à un degré plus ou moins grand, conscience d’être conscience de ce quelque chose. Mais la conscience n’est pas posée comme un connu spécifique, comme c’est le cas dans la perception. Sartre appelle ceci la conscience non positionnelle d’elle même. Cette conscience n’est visée par aucune intention. C’est ce qui peut s’exprimer en ces termes : toute existence consciente existe comme conscience d’exister. Nous comprenons à présent pourquoi la conscience première de conscience n’est pas positionnelle : c’est qu’elle ne fait qu’un avec la conscience dont elle est conscience. .

Définir la conscience par la connaissance c’est s’attacher à ce qu’elle fait. Dire que la conscience est conscience d’exister c’est définir ce qu’elle est. Ce mode d’existence est radicalement différent de celui des objets.

Nous avons une telle habitude de saisir un objet par certaines de ses caractéristiques que nous voulons faire de même en ce qui concerne la conscience. Mais toute caractéristique est un sens donné par la conscience. La définition de la conscience indique surtout ce qu’elle n’est pas. L’attachement à tout concept, même à celui qui définit la conscience, voile la conscience. Plus l’intérêt pour l’objet sera grand moins la conscience de soi sera manifeste. Plus je porte de l’intérêt à la table que je regarde moins la conscience de soi présente dans cette expérience sera manifeste.

La conscience ne se distingue pas de l’objet par des caractéristiques objectives, elle n’en possède aucune. Il n’y a rien face à elle, car elle n’a pas de position, elle n’est en aucun lieu. Elle est atopique. La connaissance, en revanche, pose quelque chose face à elle ; elle doit donc se positionner. Elle ne peut habiter une position face à l’objet qu’en se dotant des caractéristiques propres aux objets. Cette chosification de la conscience qui s’opère dans la connaissance se fait au moyen d’un du concept « Je ». Ce « Je » est le représentant de la conscience au niveau des choses. Tout se passe comme si la conscience constituait l’Ego comme une fausse représentation d’elle même, comme si elle s’hypnotisait sur cet Ego qu’elle a constitué, s’y absorbait, comme si elle en faisait sa sauvegarde et sa loi.

Peut-être vaudrait-il mieux dire ici que c’est la connaissance qui constitue une fausse représentation de la conscience devant l’impossibilité dans laquelle elle se trouve de la connaître. Le je est hôte- en tant que sens- de la conscience, il n’en est pas le propriétaire.

Nous avons donc l’opposition de deux concepts : le sujet et l’objet. Ainsi la dualité n’est-elle jamais une dualité conscience – objet, mais bien une dualité de deux phénomènes du même ordre, deux “choses” posées par la connaissance. Dire que l’objet est face à la conscience n’a pas de sens, la conscience n’ayant pas de position. Ce n’est pas tant que toute conscience est conscience de quelque chose, mais plus précisément : toute connaissance est connaissance de quelque chose.

À fin de pouvoir envisager une connaissance de la conscience, la tradition tibétaine pose un type particulier de connaissance qui n’implique pas nécessairement la dualité. Il y a d’une part la conscience consciente d’elle-même qui n’est pas duelle (rang rig), d’autre part un mode de
connaissance dite yogique qui dépend de pratique méditative et n’implique la médiation d’aucun concept. Ici, il s’agit d’une conscience dégagée de toute connaissance plutôt qu’un type de connaissance particulière. Donc, pour ce système la conscience est connaissable non par la connaissance, mais par la conscience. Ce type de connaissance non conceptuelle est ce qu’on appelle vipassana. Seule la pratique de la présence méditative nommée sati en pali permet le dévoilement de la conscience à elle-même. Sati veut dire littéralement se rappeler. Ce terme est utilisé dans deux sens spécifiques : se rappeler les conséquences des actions positives et négatives ou l’objet de la concentration par exemple et présence à chaque instant. Le choix de mémoire (sati)
pour exprimer cette conscience de soi ou de présence n’est pas si surprenant. Pour se souvenir, il faut être présent au moment des faits. Si, par exemple, on me donne verbalement une liste de course à faire, ma présence à ce moment-là me permettra de me rappeler des achats à effectuer. Si j’étais
distrait, à ce moment précis, je ne me rappellerais rien. Sati est donc ce qui permet de se rappeler. Saint Augustin utilise également le terme mémoire pour décrire la présence de l’esprit à lui-même, ou de l’âme à elle-même. De même quand il s’agit de cette présence de l’âme à elle-même, on peut sans absurdité appeler mémoire la faculté qui permet à l’âme d’être présente à elle-même, afin de pouvoir comprendre par sa propre pensée et unir, par l’amour qu’elle se porte à elle-même, la mémoire et l’intelligence. La mémoire augustinienne est essentiellement mémoire du présent, selon un commentateur avisé.


Dans la tradition bouddhique deux types de méditation sont pratiqués. Le premier, Samatha, a pour but d’apporter une stabilité de l’esprit par le développement de la concentration ; il s’appuie sur la connaissance: le concept, l’image mentale. Le deuxième type de méditation, Vipassana, (vision
pénétrante), repose principalement sur la présence méditative, sati, afin de révéler l’être de la conscience et des phénomènes. La pratique de Vipassana vise à libérer la conscience de toute saisie.

Les pratiques de la concentration ne posent guère de problèmes de compréhension dans la mesure où l’esprit est utilisé de manière similaire à son usage dans la vie courante. Une stabilité d’esprit est en effet plus ou moins nécessaire dans l’accomplissement de nos activités quotidiennes. Pour
concentrer l’esprit la technique est simple : le méditant choisit un objet d’intérêt et le garde à l’esprit. On peut se concentrer sur la respiration, ou sur un sentiment positive telle que la compassion par exemple. On peut aussi réciter un mantra, ou se concentrer sur un disque de couleur ou la flamme d’une bougie. La concentration ne s’appuie pas sur la perception de l’objet qui fluctue constamment, mais sur la trace qu’elle laisse, sur une image mentale. Sans relâche, chaque fois que l’esprit se perd, le méditant revient sur l’objet choisi. Avec le temps et après une longue pratique, le méditant est capable de rester pendant des heures concentré sur l’objet, sans fluctuation de l’esprit.

La concentration implique un but ; elle nécessite un effort. La concentration présuppose l’orientation de l’attention vers un objet spécifique. L’objet de la concentration est toujours conceptuel. Imaginez un joueur de tennis. Parfaitement conscient de sa prise de raquette, de la position de son adversaire, de l’échange, du mouvement de la balle, pleinement conscient de tout ce qui se passe pendant le match, il peut complètement s’oublier. C’est un exemple de concentration et non de présence. Pendant la durée du match, le joueur n’a pas de conscience claire de soi.

Dans les concentrations plus profondes (Jhana) l’esprit s’absorbe dans l’objet de la méditation. Cette caractéristique devient évidente lorsque cette capacité de l’esprit est développée jusqu’à un degré inusuel. Un méditant, par exemple, a pratiqué la concentration pendant de nombreuses semaines sur un disque de couleur. Il a fixé l’esprit de 16 à 18 heures par jour sur un disque jaune, en évitant toute fluctuation de l’esprit, toute déviation vers d’autres objets, telle que des sons, des pensées, ou des sensations corporelles. Son esprit étant uniquement concentré sur le jaune, il rapporta que, lorsqu’au déjeuner il vit le jaune d’un œuf, il se sentit comme avalé par lui, prêt à disparaître. À ce stade, il n’y a plus aucune notion de présence. On peut remarquer ceci aussi dans
les expériences de la vie quotidienne. Lorsqu’on est totalement pris par une lecture, par des préoccupations d’ordre comptable, ou dans la contemplation d’un paysage, par exemple, la conscience est complètement absorbée par l’objet de son intérêt. À ce moment la conscience de soi ou son substitut, le moi, s’est estompé. Il n’y a plus de Je manifeste, seul demeure le paysage. Il est probable que la fusion de la conscience avec son contenu fut l’état premier de la conscience, celui du nourrisson. Tout d’abord le très jeune enfant développe sa capacité de connaissance. Il apprend à nommer, à différentier, à saisir. Alors, quand il veut s’appréhender lui même, il suit naturellement le mode de saisie des objets. Son entourage lui apprend aussi à se différencier des objets, en
l’objectivant. La mère ne peut percevoir la conscience de l’enfant, mais elle est en rapport à sa présence ; elle perçoit les manifestations corporelles des émotions et des états d’âme de l’enfant. Elle va donc aussi le chosifier par la notion de tu –toi ou (moi-je). Il appréhende sa conscience au moyen d’un substitut, le moi. Mais ce moi est placé au niveau des choses, il n’a pas la clarté translucide de la conscience, il a l’opacité de l’objet. La conscience de soi représente un état extrême de maturité pour l’être humain, état qui s’acquiert lentement et jamais définitivement. Nous reviendrons sur la construction du moi dans le prochain chapitre. Dans la méditation il se peut que la concentration se dégage naturellement de cette confusion et glisse vers l’abandon de son objet. Ce peut être le cas quand l’objet conceptuel de la concentration est lié à la perception, comme dans la respiration. En effet pour pouvoir être en phase avec le processus, il est nécessaire de sentir les sensations corporelles. La conscience se lassant de son objet, il se peut que le concept soit
abandonné naturellement et que demeure la perception puis la conscience uniquement. La respiration qui est grossière au début de la pratique de la concentration devient graduellement plus subtile. Il se peut que le méditant atteigne un stade où elle disparaît totalement de la conscience. Il n’y a plus de respiration, à ce moment seule la nature essentiellement consciente de l’esprit demeure.

Sentir la connaissance même et point d’objet.

Paul Valéry

La différence entre concentration et vision pénétrante est fondamentale. Par la concentration, l’esprit se focalise sur un objet ; il se préoccupe des contenus, reste fixé sur quelque chose qu’il connaît. La concentration nécessite une saisie et ceci ne peut se faire qu’au moyen du concept. En sanscrit et en tibétain le mot saisir entre dans la formation du terme qui exprime la concentration (sanscrit ekagrata, tib. ting nge ’dzin). Dans la vision pénétrante, plus particulièrement dans le type qui veut réaliser la nature de la conscience, l’esprit repose (en) lui-même. La différence entre concentration et présence méditative n’est pas une question de différence d’objet, où l’on changerait un objet d’intérêt pour un autre. Dans la présence méditative, au sens où nous l’entendons ici, il n’y a pas d’objet. Il s’agit bien plus d’une différence d’attitude, d’intention. Il faut ultimement délaisser la connaissance et laisser la conscience se dévoiler quelque soit l’expérience : perception, émotion, pensée ou vécu corporel. La présence n’est jamais la présence de quelqu’un. Comme la conscience n’est pas un objet, son exploration nécessite une approche inhabituelle. La tendance à vouloir en faire un objet de connaissance est une difficulté récurrente. Il ne s’agit plus ici de connaître, mais d’être.

En aucun cas, ma conscience ne saurait être une chose, parce que sa façon d’être en soi est précisément un être pour soi. Exister pour elle c’est avoir conscience de son existence.

 Jean-Paul Sartre in L’imagination

A l’inverse des choses tangibles, la conscience se présente comme immatériel et essentiellement conscience de soi.

Shantarakshita

Tout but, tout objectif est de l’ordre de l’imaginaire. Il est ce qui n’est pas présent. La conscience ne peut pas être l’objet d’une quête. Ce qui serait visé ne serait une conscience non présente, une non-conscience. Dès lors, tout désir, tout espoir de découvrir ce qu’est la conscience, n’est qu’une vaine illusion. Pour dévoiler l’être de la conscience, il s’agit de la dégager de toute intention, que cette intention vise la présence d’un vécu ou au contraire qu’elle veuille son absence. Elle doit simplement être libre de tout objectif. Nous pouvons explorer ceci dans divers types de vécus. C’est dans cette nécessité de dépasser l’intentionnalité que l’on quitte la science et la psychologie pour se rapprocher de la mystique ou plus simplement de la spiritualité.

Il faut prier Dieu de nous libérer de Dieu.

Maître Eckhart

De cette manière sans appel maître Eckhart souligne la nécessité de se détacher de toute visée. Une science dépourvue d’intention n’a pas de sens, c’est pourquoi les neurosciences ne saisissent jamais la conscience, elles n’en décèlent que les traces. Elles resteront comme ce chasseur qui n’a jamais vu que les traces de l’animal qu’il traque. Même si l’étude des traces peut être pleine d’enseignements. Ce fait est reconnu par la majorité des chercheurs en neuroscience. Pourquoi demander au cerveau ce qu’est la conscience et ne pas le demander à la conscience elle-même? Il faut oser s’engager dans le non langage de la conscience, se dépouiller de tout savoir; dans l’inconnaissance la conscience se révèle. Ceci est la voie du mystique et non du scientifique.

Comment la conscience de soi peut-elle se révéler dans la méditation ?

Conscience et perception

Il n’existe aucune théorie de la perception complètement satisfaisante. Elles présentent toutes certaines difficultés. Dans la tradition bouddhique, il y a eu tout d’abord le système de l’abiddharma développé peu après la mort du Bouddha. Vers le milieu du premier millénaire, des maîtres bouddhistes, Dignaga et Dharmakirti notamment, développent une théorie plus élaborée de la connaissance et de la perception. Ils répondent aux attaques, souvent avisées, des penseurs indiens des autres religions. Ces deux traditions bouddhistes affirment qu’au stade initial la perception n’est pas conceptuelle, elle ne pose aucun objet. Après un temps très court, un concept lui est associé. Celui-ci ne saisit pas le phénomène dans sa singularité, mais dans ses caractéristiques générales
aussi précises soient-elles. Il donne l’illusion de la durée, car le concept ne change pas d’instant en instant. Cette tasse reste cette tasse quelques soient les variations de son apparence, dues aux changements de lumière par exemple. Dans les fourrés je perçois une tache jaune, je m’approche, c’est une primevère. Pour la connaissance cela suffit. Je peux orienter ma perception sur la feuille, dès que je la connais comme ayant cette forme oblongue, je connais la forme de la feuille.

La différence entre perception et conceptualisation se comprend aisément à l’aide de l’exemple suivant : lorsque j’entre dans un café, je pense voir le café et pas uniquement une partie du café. Je peux me tourner de 45° puis de 180° j’ai toujours l’impression de voir le même café. Cependant ce que je vois réellement est totalement différent. Le concept donne le sentiment de permanence. Dans l’imaginaire et dans la perception (au deuxième instant) le concept est le même, ce qui les motive est différent. La perception est déterminée par les phénomènes extérieurs et les organes sensoriels ; l’imagination par des déterminations purement subjectives. Au premier instant de la perception, la conscience n’est pas duelle, elle est impersonnelle et intemporelle. Elle ne peut rien retenir ; elle n’est pas utilisable. S’il était possible de retenir et de refaire surgir la perception elle-même, alors le passé pourrait redevenir présent.

Alain, parmi tant d’autres philosophes, a bien montré comment le jugement rectifie, organise, stabilise la perception. Ce passage du “quelque chose » a “tel objet ” a été souvent décrit dans les romans, surtout lorsqu’ils sont écrits a la première personne. J’entendis, dit, par exemple, Conrad (nous citons de mémoire), des bruits sourds et irréguliers, des craquements, des crépitements : c’était la pluie.

Jean-Paul Sartre in L’imaginaire

Selon Dharmakirti, à cause de la rapidité du processus, une personne non entraînée ne peut percevoir la différence entre le premier instant de pure perception et le moment où le concept y est associé. Ce n’est que par une discipline particulière, la pratique de la méditation, que cette
distinction peut être connue.

La fonction de la conscience visuelle est simplement de voir les couleurs, et non pas des gestes du corps ou des comportements. Cependant le processus mental qui suit surgit si rapidement qu’on a l’impression de ne pas voir uniquement des couleurs, mais également les gestes que la conscience
mentale interprète ou imagine.

Cependant ce processus est si rapide qu’il n’est pas possible pour une personne ordinaire de différencier la vision de la conceptualisation.

Mahāsi Sayadaw

La méditation permet de faire l’expérience du premier instant de perception avant le surgissement du concept et la séparation sujet-objet. C’est-à-dire que la conscience n’a pas encore de JE, de substitut qui la représente. Elle est donc révélée à elle-même de manière évidente et non duelle. Par la pratique il est possible à un méditant avisé de ne pas tomber dans le mode conceptuel. Ceci implique la suspension de toute visée, de tout intention. Ces pratiques sont décrites dans le bouddhisme ancien, dans ses développements plus tardifs ainsi que dans d’autres traditions.

Dans un sermon le bouddha s’adresse aux moines. Il leur dit qu’il connaît tout ce qui est connaissable dans l’univers. Tout ce qui peut être connu par les divers êtres, les dieux, les demi-dieux, les prêtres et les personnes ordinaires, lui-même le connaît ; ce serait faux de prétendre le contraire. Le bouddha ne veut pas qu’on lui prête aucune défaillance. Il poursuit en affirmant que quand le bouddha voit, il ne construit pas un objet vu, ni un objet à voir, ni un sujet voyant ; quand il entend, il ne construit pas un objet entendu, ni un objet à entendre, ni un sujet entendant. Ainsi en va-t-il pour toutes les sphères sensorielles. De même lorsque le bouddha pense, il ne crée pas un objet penser, ni un objet à penser, ni un penseur. Dans un autre soutra le bouddha précise que lorsque dans la vision il n’y a que la vision, dans l’audition que l’audition, etc. dans l’intellection que l’intellection, alors, dit-il à son interlocuteur, quand tu n’es plus ni ici ni là ; ceci est la fin de la souffrance, le nirvana. Ce sermon décrit de manière précise l’attitude méditative. Il évoque clairement le dépassement de la connaissance s’appuyant sur la dualité sujet-objet.

Et qu’est-ce que le jeune de l’esprit demande Yen Houai
Unifie ton attention, répond Confucius. N’écoute pas avec ton oreille, mais avec ton esprit. N’écoute pas avec ton esprit, mais avec ton essence. Car l’oreille ne peut pas faire plus qu’écouter, l’esprit ne peut faire plus que reconnaître tandis que l’essence est un vide entièrement disponible. La voie s’assemble seulement dans ce vide. Ce vide, c’est le jeûne de l’esprit.

Zhuangzi 

Quand ce que les cinq sens vont chercher au-dehors revient dans l’âme, elle a alors une puissance dans laquelle tout devient un … La pureté de l’âme réside en ce qu’elle est purifiée d’une vie qui est divisée et qu’elle entre dans une vie qui est unifiée.

Maître Eckhart in Traités et sermons


Ce n’est pas une autre orientation de la visée, vers l’intérieur, mais la suspension radicale de l’intentionnalité; abandonner le primat de la connaissance pour celui de la conscience.

Ne rien avoir, ne rien vouloir, ne rien savoir.

Maitre Eckhart

Dévoilement de la conscience dans la pensée, l’imagination.

Nous construisons le monde de la pensée comme nous construisons celui de la perception, dans l’opposition d’un sujet et d’un objet. Dans la perception cette opposition paraît évidente, il y a là un monde face à l’observateur. Il est surprenant de la trouver également dans la pensée. Une pensée située face au penseur. Cela signifie que nous prêtons à la pensée une existence concrète. Tout attachement à un point de vue, à une opinion, à une idée, présuppose, d’une manière ou d’une autre, la croyance naïve en une certaine réalité de la pensée. Elle existe comme la pierre ou l’arbre que je vois.

Jean Piaget demande à un enfant si un mot, ça a de la force. Oui dit l’enfant. Alors, il lui demande de donner un mot qui a de la force. Le vent répond l’enfant. Pourquoi il a de la force le mot vent, poursuit le psychologue. Parce qu’il va vite répond alors l’enfant. Pour les enfants, les mots, les pensées existent au niveau des choses.

D’une manière générale, l’attitude naïve voit dans les pensées des phénomènes indépendants dont il faut découvrir le sens. Je suivrai mes pensées comme les phrases d’un livre. Elles précéderaient la conscience que j’en aurai.

Certains auteurs contemporains ont nommé théâtre cartésien cette illusion d’un espace intérieur dans lequel les sensations et les pensées passent en revue devant un œil intérieur.

La nouveauté était la notion d’un espace intérieur unique dans lequel les sensations corporelles et les perceptions, les vérités mathématiques, les règles morales, l’idée de Dieu, les états dépressifs et tout ce que nous nommons maintenant « mental » étaient les objets d’une quasi-observation.

Richard Rotry

Par un surinvestissement de la pensée, les pensées sont perçues effectivement comme venant de l’extérieur et de ce fait, sont tenues pour vraies.

Sigmund Freud in Le moi et le ça

L’une des caractéristiques essentielles de la pensée est de se faire passer pour ce qu’elle n’est pas. La pensée ne se pose pas à elle même comme son objet. Elle vise intentionnellement autre chose qu’elle-même. C’est là sa raison d’être. L’image mentale est conscience de quelque chose. Si je pense à une personne, c’est la personne que je vise et non la pensée de cette personne. Je me rappelle peut-être que je dois lui communiquer une information. Mais, à la pensée de cette personne, je n’ai rien à dire. Je peux imaginer ma maison de campagne, les travaux qu’elle nécessite. Je ne vise pas une pensée, mais un objet. Un objet concret, solide qui n’a pas la nature translucide de la conscience. Dans toute connaissance, dès le second instant, la conscience s’obscurcit, elle se donne l’apparence opaque d’un objet ; elle est moins présence à soi qu’à l’objet. Pour que la conscience se révèle à soi-même, elle devra suspendre l’intérêt porter à celui-ci. Non pas le repousser, mais simplement de ne plus en faire le centre d’intérêt. Quand l’opacité de l’objet n’est plus soutenue par la visée intentionnelle, elle se dissipe. Il y a renversement, l’image mentale ou la pensée, n’est plus saisie comme une chose concrète, mais comme conscience de soi, comme présence. Le pôle objectif tombe. Lorsqu’il n’y a plus de visée, plus d’intention, le pôle subjectif, la chosification de la conscience par le concept je tombe simultanément. Si l’apparence de l’objet est encore présente, elle n’a plus de contenu objectif ; c’est une pure apparence. Il se peut que cette apparence disparaisse, il ne reste alors que la conscience de soi. Qu’il y ai apparence ou non n’a aucune incidence sur la conscience de soi.
La pensée doit bien présenter un aspect objectif ou quasi objectif pour que je puisse la communiquer. Si on me demande à quoi penses-tu ? Je peux répondre : qu’il pleuvra demain. La pensée présente deux aspects, l’un transmissible, l’image acoustique et l’autre non, le sens. Cette distinction est clairement élaborée dans les textes de Dharmakirti. Il est remarquable que certains enfants, interrogés par Piaget, disent qu’on pense avec la bouche. La tradition bouddhique connaît très tôt une distinction entre signifiant et signifié. Le sens d’une pensée n’a pas besoin d’un autre moment de conscience pour être compris, il est conscience de soi, de la même manière l’image mentale est conscience de soi. Le sens et la conscience de sens sont la même chose. Il n’y a que le la conscience de sens, pas de penseur face à une pensée.

On peut l’exprimer en posant que “quelle que soit la connaissance qu’elle exerce”, l’intelligence ” est à la foi le sujet, l’acte et l’objet”

Saint Augustin, Archéologie

Certains textes tibétains procèdent à une analyse précise de la conscience ne négligeant aucune possibilité.
Il s’agit, tout d’abord, de prendre conscience de la nature intangible des pensées et des images mentales. Si elles existaient concrètement il devrait être possible de les repérer; de déterminer leur origine, leur trajectoire, leur location. Mais, évidemment lorsqu’on cherche ainsi la pensée on ne trouve rien. L’image mentale de la montagne ne vient pas de la montagne. L’image mentale d’une personne ne vient pas de cette personne, on peut s’imaginer une personne disparue. Quand je pense à un ami, l’image de cette amie n’est située ni devant, ni derrière ni à côté ; elle n’a pas de dimension ; elle n’est pas localisable. Même si le sens de l’image est celui d’une personne se trouvant devant moi. Cette image de quelqu’un se trouvant devant moi, n’est située nulle part ; elle n’est pas dans ma tête, ni dans mon cœur. Elle n’a pas de vis à vis, elle n’a pas d’autre, par rapport auquel elle pourrait être positionnée. Je ne peux rien découvrir de nouveau dans l’image mentale puisqu’il n’y a rien d’autre que ce que j’imagine. Je ne peux découvrir la nouvelle robe de la
personne imaginée, par exemple. Cette image est conscience de soi. De cette manière le méditant se défait de la croyance naïve en une réalité objective de la pensée.

La conscience n’est en aucun cas une totalité divisible, elle n’a aucune temporalité, ni spatialité ; elle est achronique, et atopique. Pour elle, rien n’est à l’extérieur, ni à l’intérieur ; il n’y a ni avant ni après, ni présentement. C’est ce que révèle la suite de la méditation tibétaine.

Le méditant se demande alors si la pensée vient de la conscience elle-même. Surgit-elle de la conscience, demeure-t-elle dans la conscience, se dissout-elle dans la conscience ? Mais, se poser la question sur l’origine d’une pensée c’est déjà se placer à l’extérieur, c’est avoir au préalable traité la pensée comme une chose. On aurait, conclue l’analyse tibétaine, deux consciences, celle qui surgit et celle d’où elle surgit, celle qui demeure et celle qui est le lieu où elle demeure, etc. La pensée surgit-elle de la conscience précédente ou présente ? Précédente elles n’auraient aucun lien entre elles (les textes développent abondamment les raisonnements logiques mis en place ici). Si la pensée surgit de la présente conscience alors on aura deux consciences. Cette enquête mène le méditant à laisser tomber ce type d’investigation. Investiguer la conscience, à l’intérieur ou à l’extérieur, en fait un objet. La conscience n’est pas située dans l’espace. Il n’y a nulle part où diriger l’esprit.

Statue de Patrul Rinpoche
Patrül Rinpoché (1808–1887) fut un maître de l’école de bouddhisme tibétain Nyingmapa.

N’essayez pas de placer votre esprit à l’intérieur. Ne cherchez pas à observer un objet situé à l’extérieur. Reposez dans l’observateur, le penseur, la conscience elle-même, sans fabriquer quoi que ce soit.

Patrül Rinpoché


Lorsqu’on suspend l’intentionnalité de la conscience alors :

L’esprit se reconnaît dans chaque manifestation, dans chaque perception, dans chaque sensation. L’esprit se connaît lui-même et, se reconnaissant lui-même il n’est plus distrait par le spectacle de sa propre production. L’esprit n’est plus fasciné par le déploiement de ses qualités propres, de sa
luminosité propre. L’esprit se reconnaît en lui même et, puisqu’il se reconnaît en lui-même, il se détend et se repose en lui-même comme une vague qui se reconnaît comme nature océane, se détend et retrouve cet océan qu’elle n’a jamais quitté, mais qu’elle ignorait puisqu’elle se définissait comme vague.

Lama Gendun
Lama Gendun Rinpoche
Guendune Rinpoché aussi appelé Lama Guendune est un maître tibétain de l’école karma-kagyu du bouddhisme tibétain. Il est né le 5 avril 1917 ou en 1918 selon les sources à Nangchen au Tibet oriental, dans la région du Kham, et est mort le 31 octobre 1997 au Bost en Auvergne.

Ici aussi nous pensons que, selon la distinction que nous avons faite entre conscience et connaissance, il vaudrait mieux dire que l’esprit est conscience de soi, de manière non duelle.

Et cette contemplation n’est pas duelle puisque c’est l’esprit qui se voit en lui-même, qui voit son essence vide et, en même temps, son dynamisme, sa créativité, sa clarté qui sont ses qualités, qui sont la nature de cet esprit vide. L’esprit se pose naturellement dans cette permanente observation vigilante, sans qu’il y ait maintien d’un processus conceptuel.

Lama Gendun

Comment découvrir la vraie nature de la conscience ? En laissant la conscience se regarder soi-même, la laissant reposer dans un état de simplicité et observer sa nature. L’esprit n’est pas une chose qu’on peut voir avec les yeux ou saisir avec les mains. C’est l’esprit qui se regarde. Méditer veut dire laisser l’esprit dans un état de complète simplicité. Il n’y a ici aucun effort pour diriger la conscience vers un support concret. Simplement laisser la conscience au repos et être conscient de l’esprit actuel, neuf et détaché.
Ce qui observé, l’état de conscience ouverte, et ce qui observe, la conscience elle-même ne sont pas deux choses différentes.

Kyenste Rimpoche

L’émotion est une manifestation assez mal connue de la conscience. William James prétendait, il n’y a pas si longtemps, que nous avons peur parce que nous fuyons. La psychanalyse, malgré ses découvertes incroyables, n’apporte que peu de lumière sur l’émotion elle-même. Par exemple, lorsqu’elle parle du désir, elle se préoccupe de son destin et non pas de ce qu’il est. Ainsi voit-elle principalement trois modes de résolution du désir : l’assouvissement, le refoulement et la sublimation. Ces trois modes restent assujetti au désir. La psychanalyse sait ce qu’il fait ou ce qu’on en fait mais pas ce qu’est le désir. Ainsi ne peut-elle envisager d’autre issue. Quand les mystiques ou les yogis parlent de détachement, elle ne peut comprendre que refoulement ou sublimation. Comme la méditation bouddhique, la psychanalyse a sa richesse et ses limites. La méditation ouvre une autre voie par la prise de conscience. Ici aussi il s’agit de différentier connaissance et conscience. La prise de conscience ne veut pas simplement dire savoir reconnaître et nommer l’émotion, mais en faire l’expérience de manière intime. Un texte très ancien de la tradition bouddhique exprime ceci de manière explicite : lorsqu’un moine a l’esprit troublé par le désir, il est conscient d’avoir l’esprit troublé par le désir. Rien d’autre n’est nécessaire pour demeurer libre. Mais cette prise de conscience n’est pas simplement connaissance elle est expérience intime, libre de la dualité sujet objet. Pour ceci il est nécessaire de se défaire de la tendance à chosifier l’émotion. On veut se débarrasser d’une émotion comme on expulse un corps étranger. On voudrait crier sa colère ou sa détresse pour s’en libérer. Pourquoi assouvir le désir et ainsi le faire cesser, si il était agréable.

L’objet désirer est imaginaire. Ce qui est visé c’est la satisfaction que j’ai projetée dans cet objet particulier. Dans la méditation il s’agit de reconnaître que l’objet du désir est imaginaire, qu’il n’est qu’une manifestation de la conscience. Reconnaître son irréalité révèle le désir à lui-même. Faire l’expérience du désir au présent lui enlève son pouvoir contraignant. Il ne s’agit pas de couper le désir de son objet en tournant l’esprit vers le désir lui-même, comme cela est parfois suggéré. Mais dans l’expérience du désir visant son objet, il faut revenir sur la conscience désirante. On ne peut pas dans la méditation faire de l’émotion un objet isolé d’observation. Elle perdrait son sens qui est d’être vision particulière d’un objet. Visée positivante ou négativante dans le cas du désir ou de l’aversion, mais toujours visée de quelque chose. Il s’agit d’être dans l’émotion comme présence à soi.

Il y a bien là un aspect pulsionnel de l’émotion, mais cette poussée n’a de pouvoir que si on ne la pas reconnue pour ce qu’elle est : conscience de soi, présence.

L’émotion n’est qu’une certaine coloration de la conscience. La joie n’est pas autre chose que la conscience de joie. Si l’on sépare la joie et la conscience, la joie ne sera jamais éprouvée et la conscience jamais joyeuse. Mais là aussi, comme nous l’avons décrit lors de la concentration, il se peut que je sois perdu dans le contenu de mon expérience sans présence à soi. Je suis irrité, je rumine la même situation sans cesse, sans avoir pris conscience d’être irrité. Pour être en intimité avec l’émotion il s’agit de se déprendre des pôles objectif et subjectif. Le pôle objectif est la chosification de l’émotion, ma tristesse, ma fatigue, etc. ; le pôle subjectif la réification de la conscience de soi par le concept je, moi. Je peu aussi m’identifier à l’émotion directement, je suis triste. Mais c’est nécessairement à l’émotion chosifiée que je m’identifie. Je ne suis alors rien d’autre que cette tristesse, enfermé en elle et limité à elle.

Quand l’émotion est éprouvée comme conscience de soi, alors il n’y a pas d’identification, pas de je. Il n’y a que cette conscience émue, elle est totalité. Le désir par exemple, est alors éprouvé comme pure présence, comme plénitude. Il a perdu son énergie pulsionnelle, sans avoir été ni assouvi, ni refoulé, ni sublimé. Naturellement il disparaît.

Le plaisir ne peut pas se distinguer – même logiquement – de la conscience de plaisir, comme le mode même de son existence, comme la matière dont il est fait et non comme une forme qui s’imposerait après coup à une matière hédoniste.

Il est vrai que le fait que la conscience apparaisse sous tel aspect émotionnel ou tel autre dépend de circonstances. Il m’est possible d’agir sur elles et ainsi d’influer sur mon état émotionnel. Je suis en colère, je me raisonne, je change de perspective, il se peut que ma colère disparaisse. La conscience se présente sous un autre aspect maintenant plus calme, plus tranquille. Je n’ai pas agi sur la colère directement. Enlever la colère signifierait enlever la conscience. J’ai agi sur le contexte.

On peut dévoiler la conscience dans l’émotion comme dans la perception ou la pensée. Il s’agit, là également, de se dégager du besoin de connaître, de saisir qui crée la dichotomie sujet- objet. Éprouver l’émotion dans l’intimité d’une conscience non-duelle, nécessairement impersonnelle.

Le vol du garuda, texte tibétain du maître Shabkar décrit précisément l’analyse des émotions. Il recommande au méditant de penser aux personnes qui lui ont nui dans le passé, comment elles l’ont blessé. Souviens-t-en clairement conseil-t-il, et laisse naître la colère. Au moment où elle surgit, regarde son essence, observe ce qui est en colère. D’où est-ce que la colère surgit-elle, où est-elle en cet instant, et finalement où disparaît-elle ? Regarde si elle a couleurs et forme. Quand on l’observe ainsi, elle est primordialement vide, il n’y a rien à saisir. Sans rejeter la colère, c’est la sagesse semblable au miroir. Imagine, en détail, une femme séduisante, de la nourriture succulente, des habits magnifiques, des chevaux ou du bétail que tu voudrais possédé ; laisse ainsi le désir surgir. Alors regarde son essence, observes ce qui désire, d’où est-ce que ça surgit, où est-ce en cet instant, finalement où est-ce que ça disparaît ? Regarde si le désir a couleur et forme. Lorsqu’on l’observe, il est primordialement vide ; il n’y a rien à saisir. Sans rejeter le désir, c’est la sagesse du discernement. Il ne s’agit pas de s’arrêter à la dimension corporelle de l’émotion, mais à son aspect spirituel ; découvrir la qualité particulière d’une conscience en colère, triste ou joyeuse, sans se méprendre, ainsi l’éprouvé en toute liberté.

Conscience et corps

Le sermon évoqué précédemment décrivait comment la cessation de la souffrance est atteinte lorsque dans la vision il n’y a que la vision, etc. ; lorsque le méditant n’est plus ni ici ni là. Que peut vouloir dire dans la sensation corporelle il n’y a que la sensation corporelle. Comment la sensation corporelle révèle-t-elle la conscience ? Lorsqu’il éprouve une sensation corporelle, dit le texte, le bouddha ne crée pas un objet ressenti, un objet à ressentir, ni un ressentant ; dans la sensation (corporelle) il n’y a que la sensation (corporelle). L’usage du terme sensation présente certaines difficultés. Alors que dans le cas de la vision la distinction est claire, il y a ce qui est vu, le voyant et la vision ; dans la sensation corporelle, on a tendance à considérer la sensation comme un objet. Comme la forme est ce qu’il y a à voir, la sensation serait ce qu’il y a à éprouver. Or, dans ce contexte, le terme sensation est l’équivalent de vision, il signifie donc une prise de conscience de quelque chose de tangible. La sensation n’est donc pas ce qu’il y a à éprouver, mais l’expérience
elle-même. Nous avons vu, dans le cas de l’audition, la conscience du son révèle le son et la conscience d’entendre révèle la conscience, la présence. D’une manière similaire, la conscience du poids de ma main révèle le poids de ma main, alors que la conscience de ressentir le poids de ma main est présence. Donc je peux soit faire l’épreuve de mon corps, de son poids, de sa température ou faire l’expérience de la conscience du corps. Le corps devient alors un corps de présence. À ce moment je ne perçois plus ses caractéristiques corporelles. Il arrive que certains méditant s’inquiètent parfois d’une disparition de la perception du corps en tant qu’objet. Mais ce n’est qu’un changement de perspective.

Dans l’expérience non duelle du corps, il n’y a évidemment plus d’opposition corps-esprit. Le corps n’est plus perçu comme objet, mais est éprouvé comme présence.

Si ma conscience n’est pas un objet de perception pour autrui, il n’en va pas de même de mon corps. Il est à la fois sujet pour moi et objet pour autrui et pour moi également. Ce regard que je peux porter sur mon corps, cette manière d’en faire un objet, me distance de lui. J’adopte sur lui le point de vue des autres. Le corps peut être perçu par divers sens, par la vision, l’odorat et le tact (ou la sensation proprioceptive). Si sa forme et son odeur peuvent être perçues par les autres, à distance, la sensation corporelle est restreinte à l’intimité du corps lui-même. De même nous avions le son objectif perceptible par une tierce personne et la conscience du son qui est propre à chaque auditeur nous avons la conscience corporelle propre à chaque être sensible.

La philosophie fait un nouveau pas: elle découvre que nos sensations ne sont pas les qualités mêmes des objets et qu’au contraire elles ne sont que des modifications de notre âme.

Abbé de Condillac in Traité des sensations

Il n’y a plus de je, de moi, une présence impersonnelle. La sensation corporelle non chosifiée n’est pas localisable, elle est la totalité de la conscience sans intérieur ni extérieur.

L’âme est totalement et complètement indivise dans le pied, et complètement dans l’œil et dans chaque membre.

Eckhart von Hochheim

Cette présence par le corps, si elle est une expérience intime du sujet lui-même, n’en est pas moins perceptible de l’extérieur. Elle est l’une des qualités essentielles d’un danseur ou d’un acteur. Il n’est donc pas étonnant que ce soit dans les textes traitants de danse ou de théâtre que l’on trouve
l’évocation la plus claire de cette présence par le corps. Certains auteurs parlent de la présence du corps ou d’un corps de présence.

Elle place avec symétrie sur ce miroir de ses forces, ses appuis alternés; le talon versant le corps vers la pointe, l’autre pied passant et recevant ce corps, et le renversant à l’avance; et ainsi, et ainsi; cependant que la cime adorable de sa tête trace dans l’éternel présent, le front d’une vague ondulée.
Comme le sol ici est en quelque sorte absolu, étant dégagé soigneusement de toute cause d’arythmie et d’incertitude, cette marche monumentale qui n’a qu’elle-même pour but, et dont toutes les impuretés variables ont disparu, devient un modèle universel.
Toute, elle devient danse, et se consacre au mouvement total !

Paul Valéry in L’Âme et la danse

Dans leurs tentatives de découvrir ce qu’est la conscience – ou l’âme – les mystiques, les philosophes et les artistes ont tous été confrontés à des difficultés similaires. La solution qu’ils ont entrevue ne provient pas d’un vaste assemblage de techniques, mais au contraire d’une disposition à être dans cette quête dans le plus complet dépouillement.

Présence sur laquelle nous sommes sans pouvoir.

Maurice Blanchot

Une description récente de l’univers suggère qu’il n’est pas en expansion dans quelque chose, mais qu’il est unique, et contient absolument tout. Il n’y a rien à l’extérieur ; il n’a pas de centre et pas de périphérie. Comme il n’existe rien en dehors de lui, il n’est pas localisé où que ce soit. Il s’agit là d’une allégorie éclairante de la conscience !
La conscience comme absolu.

Cette conscience absolue, lorsqu’elle est purifiée du Je, n’a plus rien d’un sujet, ce n’est pas non plus une collection de représentation : elle est tout simplement une condition première et une source absolue d’existence.

Donc, la conscience n’existe ni dans le temps, ni dans l’espace ; elle n’a pas de dimension, pas d’extérieur. Elle ne peut penser sa fin, s’imaginer n’être plus conscience. Pour elle le problème de la mort ne se pose pas. Quand la mort est un problème, elle est nécessairement liée au moi. Mais pour la plupart des penseurs bouddhistes, prendre cette réalisation de la conscience pour le nirvana, la fin du chemin spirituel, est une grave méprise.


 

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