Psychologie des émotions

L’utilisation du terme « émotion » dans son acception actuelle n’a été préférée à « passion », « affection » ou « sentiment » que depuis deux siècles ; cependant, les études historiques suggèrent que l’analyse des émotions en tant que phénomènes psychologiques, corporels et sociaux date au moins de l’Antiquité. Des penseurs tels qu’Aristote, René Descartes ou Charles Darwin ont largement contribué à enraciner d’importantes problématiques émotionnelles au sein de nombreux champs de la connaissance. Grâce à ces fondements et aux développements récents de la psychologie, de la philosophie de l’esprit, des neurosciences, de l’informatique et, plus largement, des disciplines formant les sciences cognitives et affectives, l’étude de l’émotion s’est fortement développée au XXe siècle. Les questions ayant guidé les études conceptuelles et empiriques sont nombreuses : Comment nos émotions sont-elles déclenchées, exprimées et régulées ? Comment les mesurer ? Quelles sont leurs fonctions ? À quel point sont-elles partagées avec les autres animaux ? Comment se développent-elles au cours de la vie ? Comment sont-elles représentées dans le cerveau et dans le reste du corps ? S’opposent-elles à la raison ? Sont-elles un moteur de l’action ? Comment caractériser les troubles émotionnels et leurs liens avec des psychopathologies telles que la dépression, l’anxiété ou encore l’autisme ?

Cette synthèse expose les conceptions principales portant sur la nature de l’émotion et de ses fonctions. Nous présenterons donc les principales définitions et classifications de l’émotion, puis aborderons les composantes de celle-ci et leurs mesures, en considérant les grands courants théoriques la concernant. Enfin, nous nous intéresserons à la question de la régulation des émotions et des effets positifs de l’émotion sur de nombreux mécanismes cognitifs tels que l’attention, la mémoire et la prise de décision.

Qu’est-ce qu’une émotion ?

En définissant les émotions ou pathê comme « tous ces sentiments qui changent l’homme en l’entraînant à modifier son jugement et qui sont accompagnés par la souffrance ou le plaisir » (Rhétorique, livre II, chap. 1, 1378a), Aristote formule ce que l’on considère comme l’une des premières définitions des émotions. Depuis, un grand nombre de définitions ont été proposées qui ont été classées en dix catégories :

  • affectives (accent sur la perception d’activation physiologique et/ou la valeur hédonique) ;
  • cognitives (accent sur l’évaluation cognitive et/ou les processus de labellisation) ;
  • situationnelles (accent sur les situations susceptibles de déclencher l’émotion) ;
  • physiologiques (accent sur les mécanismes physiques internes de l’émotion) ;
  • comportementales (accent sur les réponses émotionnelles observables de l’extérieur) ;
  • axées sur les effets perturbateurs (accent sur les effets dysfonctionnels de l’émotion) ;
  • adaptatives (accent sur les effets organisateurs ou fonctionnels de l’émotion) ;
  • multicomponentielles (accent sur les diverses composantes interconnectées de l’émotion)
  • restrictives (différenciant l’émotion d’autres processus psychologiques) ;
  • motivationnelles (accent sur la relation entre émotion et motivation).

Aucune taxonomie exhaustive de l’émotion n’a recueilli de consensus, mais certaines catégories sont toutefois très utilisées dans la littérature scientifique. Ces taxonomies s’appuient sur divers critères, et les catégories se chevauchent souvent, car une émotion donnée (par ex. la peur) appartient à plusieurs catégories à la fois. Ainsi, les émotions sont souvent catégorisées en fonction de leur valence : une émotion est dite positive si « le ressenti est agréable » ou négative si « le ressenti est désagréable ». Selon certains chercheurs, un individu pourrait ressentir une émotion qui est à la fois positive et négative. L’argument pour l’existence de tels ressentis vient de l’existence d’événements ambivalents : des actions (comme celles de fumer une cigarette ou d’entretenir une relation extraconjugale) peuvent être évaluées positivement sous l’angle du plaisir obtenu, mais également négativement, car ils interfèrent avec la santé ou le jugement moral. Il a été proposé que les émotions « d’approche », telles que la fierté et la joie, apparaissent dans un contexte de mouvement dirigé vers un but désiré, alors que les émotions « d’évitement », telles que la peur ou le dégoût, apparaissent lors de la confrontation à une stimulation aversive. Les émotions « de base » (colère, dégoût, peur, joie, tristesse, surprise…) seraient universelles et aisément reconnaissables grâce à des expressions spécifiques. Les émotions « réflexives » (ou autoconscientes), comme la honte, l’embarras, la culpabilité ou la fierté se démarquent des autres émotions, car leur objet est l’individu lui-même plutôt qu’un événement. Les émotions « esthétiques » sont typiquement déclenchées par la perception d’œuvres d’art ou de spectacles de la nature qui possèdent des valeurs produisant par exemple un ressenti de sublime ou de fascination. Les émotions peuvent être dites « fictionnelles » quand elles sont déclenchées par le contenu des œuvres de fiction, comme la littérature ou le cinéma ; elles sont parfois qualifiées de « quasi-émotions » parce que l’individu sait pertinemment que l’événement déclencheur est imaginaire. Les émotions « contre-factuelles », telles que le regret ou la déception, sont suscitées par un raisonnement reposant sur ce qui aurait pu advenir, par exemple si l’on avait agi différemment. Les émotions « sociales », comme la honte, la gêne, l’envie, la jalousie, l’admiration, la culpabilité, la gratitude et la pitié, sont typiquement déclenchées par des situations sociales, lorsque d’autres agents humains sont présents ou imaginés. Les émotions « morales » sont des émotions suscitées par des évaluations morales, dont Jonathan Haidt a décrit quatre types : les émotions « autoconscientes » (comme la honte et la culpabilité) ; les émotions « de condamnation d’autrui » (comme le mépris, la colère, et le dégoût) ; les émotions « en réaction à la souffrance d’autrui » (comme la compassion) ; les émotions « de louange d’autrui » (comme la gratitude et l’admiration). Les émotions « épistémiques » (ou « de connaissance ») comme l’intérêt, la confusion, la surprise, ou l’admiration sont étroitement associées à la connaissance et considérées comme facilitant l’exploration et l’apprentissage. Ces catégories ne sont donc pas mutuellement exclusives : la colère, par exemple, est décrite comme une émotion typiquement basique, négative, orientée vers l’approche, souvent sociale, et parfois morale.

Malgré la variété de ces catégories, un consensus minimal existe sur la définition de l’émotion, qui considère au moins quatre critères clés :

  • Les émotions sont des phénomènes à multiples composantes. Considérées dans leur ensemble, les théories les plus influentes postulent l’existence de cinq composantes de l’émotion : l’évaluation cognitive (par ex. interpréter une phrase comme un compliment) ; l’expression (par ex. faire un sourire) ; la réponse périphérique (par ex. avoir une augmentation de sa fréquence cardiaque) ; la tendance à l’action (par ex. vouloir s’approcher de la personne qui nous complimente) ; et le ressenti ou sentiment subjectif (par ex. ressentir de la joie). Notons que le terme anglais feeling est traduit dans cet article indistinctement par « ressenti » ou « sentiment » qui sont deux traductions utilisées dans la littérature en français.
  • Les émotions sont des processus en deux étapes impliquant un mécanisme de déclenchement qui produit une réponse. Typiquement, la composante d’évaluation cognitive (appraisal) est considérée responsable du déclenchement, alors que les autres composantes constituent la réponse.
  • Les émotions sont déclenchées par des objets pertinents. Toutes les traditions de recherche sur les émotions soulignent le lien entre émotions et pertinence (aussi appelée signification ou importance dans un sens plus large) de la situation déclenchante. Nico Frijda, par exemple, considère que les émotions sont suscitées par des événements qui sont pertinents, car ils touchent aux préoccupations majeures de l’individu.
  • Les émotions sont de courte durée en comparaison des autres phénomènes affectifs. Elles sont typiquement considérées correspondre à de brefs épisodes, au contraire des humeurs, des préférences, ou des dispositions émotionnelles.

En conclusion, une définition consensuelle peut être proposée : l’émotion est un processus rapide, focalisé sur un événement et constitué de deux étapes. La première est un mécanisme de déclenchement fondé sur la pertinence de l’événement qui façonne la seconde étape. Cette seconde étape est une réponse constituée de plusieurs composantes (les tendances à l’action, les réactions du système nerveux autonome, l’expression et le sentiment). Sur la base de cette définition, il est maintenant possible de nous intéresser aux composantes de l’émotion, à leur mesure et aux théories principales de l’émotion.

L’émotion est-elle une expression ?

Inspirés par les travaux de Darwin sur l’évolution de l’expression des émotions chez l’animal, de nombreux spécialistes ont considéré les expressions (faciales, vocales, posturales, etc.) comme un aspect clé de l’émotion. En particulier, Tomkins conçoit l’expression faciale comme la composante centrale des émotions, et a créé la notion de « programme affectif », processus psychologique automatiquement déclenché par certaines situations de sorte qu’un ensemble déterminé d’activations cérébrales produise une activation des muscles du visage. De tels programmes correspondraient aux émotions importantes pour l’évolution, souvent caractérisées comme innées, rapides et facilement catégorisées. Même si les théoriciens ne s’accordent pas sur le nombre et la nature des « émotions de base » qu’ils proposent, ils incluent toutefois dans leur liste les émotions suivantes : colère, joie, tristesse, peur, surprise et dégoût. L’idée qu’il existe des émotions fondamentales n’est pas spécifique à cette approche inspirée de Darwin et se retrouve dans de nombreuses traditions, sans lien nécessaire avec l’expression : Descartes (Les Passions de l’âme, 1649, art. 69) faisait déjà la distinction entre six émotions primitives (l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse). À partir des années 1970, l’idée de l’universalité des expressions faciales a eu tendance à s’imposer, mais elle a été remise en cause en particulier depuis les années 2000 lorsque des chercheurs ont démontré l’importance du contexte dans lequel l’expression est perçue pour permettre sa reconnaissance. Par exemple, Hillel Aviezer et ses collaborateurs ont montré que des expressions faciales de sportifs qui gagnent des compétitions importantes peuvent être confondues avec des expressions de douleur, sauf si des éléments du contexte (par ex. l’expression corporelle) sont présentés simultanément.

Pour mesurer les expressions, il existe au moins trois techniques. Une première consiste à utiliser des études de jugement. Dans ce type d’étude, des expressions sont présentées à des participants (« juges ») à qui il est demandé de reconnaître des expressions réalisées par des participants naïfs, des acteurs, ou construites sur des avatars (expressions de synthèse). On peut ainsi faire le lien, en se fondant sur l’accord entre les « juges », entre des expressions spécifiques – muscles du visage, postures, ou dimensions vocales – et des labels émotionnels (la joie, la colère, l’amusement, l’intérêt, etc.). Une autre méthode, initiée principalement par Paul Ekman, est l’utilisation du facial action coding system (FACS) permettant de coder différentes parties de chaque expression du visage en unités séparées. Ainsi, des codeurs experts utilisant ce système peuvent proposer une cartographie des unités activées pour telle ou telle expression émotionnelle. De nombreux logiciels de reconnaissance automatique ont été développés pour détecter les expressions émotionnelles en situations écologiques. Finalement, la mesure la plus précise pour les recherches expérimentales utilise l’électromyographie qui permet une mesure de l’activité électrique de tel ou tel muscle durant un épisode émotionnel. D’autres méthodes se développent, comme l’utilisation de caméras thermiques qui permettent de mesurer à distance l’activité musculaire.

L’émotion est-elle une réaction corporelle ?

La plupart des théories s’accordent sur le fait que les modifications corporelles, notamment celles liées au système nerveux périphérique (par ex. l’accroissement de la sudation ou l’accélération du rythme cardiaque), représentent une composante de l’émotion. Le rôle et la spécificité des réactions corporelles dans le cadre des émotions demeurent deux points débattus. Concernant le rôle des manifestations corporelles pendant un épisode émotionnel, certains chercheurs défendent une théorie « périphéraliste » en affirmant que c’est la perception même de cette réaction périphérique spécifique qui est l’émotion. Par exemple, William James a proposé une définition célèbre de l’émotion : « Les changements corporels suivent immédiatement la perception du fait excitant, et le sentiment que nous avons de ces changements à mesure qu’ils se produisent, c’est l’émotion ». James considère que nous sommes « affligés parce que nous pleurons, irrités parce que nous frappons, effrayés parce que nous tremblons, et non pas que nous pleurons, frappons ou tremblons parce que nous sommes affligés, irrités ou effrayés, suivant le cas ». D’autres auteurs défendent une théorie « centraliste » selon laquelle la réaction corporelle est déclenchée en réponse à des mécanismes du système nerveux central qui, eux, seraient essentiels à la spécificité de telle ou telle émotion. La recherche sur l’existence d’une réaction corporelle spécifique à chaque émotion de base ne justifie jusqu’ici aucune conclusion tranchée, et la question de savoir si l’on peut spécifier une émotion (par ex. la peur) de manière précise exclusivement en termes de réaction du système nerveux périphérique demeure très débattue. Si des mesures corporelles permettent de distinguer entre elles une émotion de colère et une émotion de peur, la distinction pourrait provenir de différences observées sur une dimension partagée par de nombreuses émotions (par ex. en termes d’approche/ évitement) plutôt que de spécificités propres à chaque émotion. Néanmoins, de nombreuses théories actuelles, comme la théorie des marqueurs somatiques développée par Antonio Damasio et ses collègues, se rapprochent de la perspective périphéraliste en se fondant sur l’idée selon laquelle une émotion serait principalement une réaction somatique perçue par le cerveau qui permettrait de « marquer » les événements de l’environnement. Ces marqueurs somatiques seraient utilisés pour prendre des décisions – chaque option de la décision pouvant activer un marqueur somatique.

La réaction corporelle se mesure principalement de deux manières, l’une phénoménologique et l’autre psychophysiologique. En ce qui concerne la phénoménologie, des questions concernant la perception que les individus ont de leurs changements corporels leur sont posées (par ex. « avez-vous frissonné ? »). Les études en laboratoire utilisent souvent des mesures de la réponse du système nerveux périphérique, principalement de sa branche sympathique. La sudation (réponse électrodermale), la fréquence cardiaque et la température cutanée sont typiquement prises en compte, et des analyses de sécrétions hormonales, comme par exemple la mesure du taux de cortisol, peuvent également être réalisées pour mesurer la réaction corporelle.

L’émotion est-elle une motivation ?

De nombreux auteurs se sont intéressés au fait que l’émotion n’est pas passive : elle nous prépare à agir. Au XXe siècle, Magda Arnold et Nico Frijda ont développé la notion de « tendances à l’action » (tendances à approcher, éviter, être avec, interrompre, dominer…) qui préparent le comportement face à ce qui déclenche l’émotion. Par exemple, les tendances à l’action de la colère préparent les comportements hostiles, alors que celles de la peur préparent les comportements de fuite, d’immobilisation ou même de combat. Parfois, la tendance à l’action et le comportement réalisé divergent, car l’action préparée par l’émotion est contrôlée ou inhibée. Il est important de distinguer la dimension « approche/évitement » de la dimension « positif/négatif ». En effet, même si les émotions positives sont typiquement caractérisées par des tendances à l’approche et les émotions négatives par des tendances à l’évitement, une émotion comme la colère est considérée comme de valence négative en termes de ressenti mais est caractérisée par une tendance à l’approche (l’hostilité conduit à s’approcher de la personne contre qui l’on est en colère).

La tendance à l’action, par le fait qu’il s’agit d’une « tendance », n’est pas aisée à mesurer. En effet, l’action effective ne peut être utilisée que comme une approximation de la motivation sous-jacente, car d’autres actions volontaires peuvent, en fait, s’exprimer (par ex. serrer la main à quelqu’un contre qui l’on est en colère, car la situation l’impose). Des mesures d’interférences comportementales ont été développées dans lesquelles il est demandé à des participants d’effectuer une action ; on peut ainsi mesurer combien cette action est modifiée par le fait que tel ou tel stimulus émotionnel est présenté. Par ailleurs, des questionnaires sont souvent utilisés comme mesures explicites demandant aux individus quels changements relationnels ils souhaitent (« qu’aviez-vous envie de faire dans la situation ? »). Des mesures physiologiques, telle l’électromyographie – pour l’activité musculaire de faible ampleur invisible à l’œil nu – sont également utilisées. Enfin, des mesures de l’activité électrique du cerveau (électroencéphalographie) ont été proposées, en particulier concernant l’asymétrie hémisphérique : Richard Davidson et ses collègues ont suggéré que les régions frontales de l’hémisphère gauche sont liées à l’approche alors que celles de l’hémisphère droit seraient liées à l’évitement.

L’émotion est-elle un ressenti ?

La notion de ressenti/sentiment correspond à la « conscience émotionnelle ». La théorie de William James est un exemple de théorie de la conscience émotionnelle, selon laquelle la perception de ses propres états corporels est le fondement de la conscience émotionnelle. À la même époque, Wilhelm Wundt a proposé une autre théorie de la conscience émotionnelle en distinguant trois dimensions : plaisant/déplaisant, calme/excitation et relaxation/tension. Depuis, les recherches se sont principalement focalisées sur deux dimensions : « se sentir bien ou mal » (dimension de valence) et se sentir « plein d’énergie ou épuisé » (dimension d’activation). Une évolution récente de cette approche affirme que l’intégration de ces deux dimensions, appelée core affect, constitue l’élément fondamental de la conscience affective. Selon cette perspective, une émotion spécifique (par ex. la peur ou la colère) émergera selon la manière dont ce core affect est conceptualisé. Notons que la notion d’une dimension d’activation (arousal) unifiée est débattue. De fait, l’activation est parfois étudiée en termes phénoménologiques, parfois en termes d’activité électrique du cerveau ou parfois en termes d’activité du système nerveux sympathique. La notion d’une dimension de valence en tant que continuum fait également l’objet de nombreuses controverses. Par exemple, plutôt qu’un continuum, il existerait dans le cerveau deux systèmes indépendants, l’un dédié à la valence positive, l’autre à la valence négative. Cela permettrait d’évaluer en même temps les valeurs positives et négatives de situations vis-à-vis desquelles on est ambivalent.

La mesure du ressenti consiste souvent à interroger des individus soit en termes d’émotions discrètes (par ex. « En ce moment, ressentez-vous de la nostalgie ? ») soit en termes de valence (par ex. sur une échelle continue allant de « très désagréable » à « très agréable ») ou d’activation (par ex. sur une échelle continue allant de « très peu activé » à « très activé »). Notons cependant que, même si la valence et l’activation sont souvent considérées comme les deux piliers de la phénoménologie des émotions, d’autres conceptions sont en profond désaccord avec cette perspective. En effet, il a été suggéré que le sentiment est façonné par l’ensemble des ressentis provenant des évaluations cognitives, tendances à l’action, expressions motrices et réactions corporelles. Des questionnaires peuvent être utilisés pour mesurer la conscience que les individus ont de ces composantes émotionnelles.

L’émotion est-elle une cognition ?

L’idée selon laquelle notre réponse émotionnelle est déclenchée par les valeurs que nous attribuons à telle ou telle situation remonte au moins à Aristote et a été soutenue par des philosophes tels que Spinoza. Plus récemment, la révolution cognitive en psychologie a constitué le fondement de théories cognitives des émotions qui considèrent que l’« évaluation cognitive » d’une situation est la cause principale des changements dans les composantes de la réponse émotionnelle. Ainsi, des auteurs comme Magda Arnold ou Richard Lazarus ont utilisé le terme appraisal pour décrire le processus par lequel un individu procède à l’évaluation d’une situation afin de déterminer notamment l’importance de cette situation pour son bien-être, ainsi que sa capacité à faire face aux conséquences de cette situation. L’objectif principal de ces théories est d’expliquer la cause des réactions émotionnelles (expressions, réponses périphériques, tendances à l’action, ressentis/sentiments, etc.), alors que les autres théories s’intéressent peu à la manière dont ces réactions sont provoquées et se focalisent plutôt sur l’étude de ces réactions elles-mêmes. L’approche proposée par Lazarus et Smith a consisté à analyser les thèmes principaux qui relient l’interprétation des situations à des émotions ; par exemple, si un individu interprète une situation comme « une offense dégradante contre soi ou les siens », cela déclenche typiquement de la colère ; si une situation est interprétée comme « une perte irrévocable », cela déclenche de la tristesse ; si l’individu considère qu’il « progresse vers la réalisation d’un but », cela déclenche de la joie. D’autres approches ont essayé de déterminer les dimensions fondamentales au déclenchement des émotions. Par exemple, le modèle des processus composants développé par Klaus Scherer propose qu’un certain nombre de critères d’évaluation président à l’émergence de telle ou telle émotion. Il détermine ainsi quatre objectifs évaluatifs : l’évaluation de la pertinence (« À quel point cet événement est-il pertinent pour moi ? Comment va-t-il m’affecter ? ») ; l’évaluation des implications (« Quelles sont les implications ou les conséquences de cet événement pour mon bien-être ? ») ; l’évaluation du potentiel de maîtrise (« À quel point vais-je pouvoir m’adapter ou m’ajuster à ces conséquences ? ») ; enfin, l’évaluation selon le concept de soi (« Quelle est la signification de cet événement en ce qui concerne mes standards internes ? ») et la signification normative (valeurs et normes sociales). Selon la manière dont certains de ces critères sont remplis, telle ou telle émotion émergera.

Historiquement, les mesures de l’évaluation cognitive ont d’abord utilisé des questionnaires. Cette approche, centrée sur le contenu cognitif verbalisable et accessible à la conscience, a été critiquée, car elle ne permettait pas d’étudier les processus plus automatiques considérés comme étant souvent à la base des émotions. Des études plus récentes ont montré que les évaluations cognitives peuvent être automatiques. En particulier, la mesure des temps de réaction ou de l’activité électrique cérébrale suggère que le processus d’appraisal peut-être involontaire et que sa dynamique temporelle peut être très rapide. D’autres études empiriques s’intéressent à la manière dont les évaluations causent des modifications dans les muscles ou dans le système nerveux périphérique. Les bases cérébrales de ces évaluations sont examinées, avec par exemple la suggestion de considérer l’amygdale comme une région clé dans l’évaluation de la pertinence d’une situation par rapport aux buts, besoins et valeurs d’un individu. De manière générale, les méthodes d’imagerie cérébrale sont de plus en plus utilisées pour mesurer l’émotion, un défi pour la recherche consistant à étudier les bases cérébrales des différentes composantes de l’émotion, notamment la composante d’évaluation cognitive.

Comment les émotions sont-elles régulées ?

Deux approches dominent aujourd’hui l’étude de la régulation des émotions. Selon la première approche, la régulation s’effectuerait de manière interne aux processus émotionnels ; par exemple, l’émergence d’une nouvelle émotion pourrait réguler l’émotion présente. Ainsi, une émotion telle que l’intérêt soudain pour un objet pourrait diminuer des émotions telles que l’ennui ou la tristesse. Selon la seconde approche, plus répandue, il existerait des mécanismes de régulation externes aux processus émotionnels eux-mêmes. Les individus pourraient ainsi décider volontairement de diminuer ou d’augmenter leurs émotions, comme par exemple réduire leur peur de parler en public ou augmenter leur joie à la réception d’un cadeau. Dans ce contexte, en particulier sur la base du modèle développé par James Gross et ses collègues, différents modes de régulation ont été étudiés au travers d’expériences mesurant les réactions expressives, psychophysiologiques et cérébrales. Ainsi, de nombreux travaux ont comparé les stratégies de « réévaluation », par exemple en demandant aux sujets de réinterpréter la valeur affective de stimuli auxquels ils étaient confrontés, aux stratégies de « suppression », en leur demandant de supprimer leurs expressions faciales. Les stratégies de réévaluation semblent plus efficaces que celles centrées sur le contrôle de la réaction émotionnelle (stratégies de suppression). En effet, la réévaluation permettrait des modifications plus marquées du ressenti et aurait un coût moindre pour l’organisme, au niveau cognitif et, à plus long terme, sur la santé. Une question prend aujourd’hui de l’importance : les dysfonctionnements émotionnels observés dans certaines psychopathologies, telles que la dépression ou l’autisme, sont-elles de l’ordre d’un déficit dans le déclenchement de l’émotion, dans des composantes de la réponse émotionnelle ou dans la régulation de l’émotion ?

L’émotion favorise-t-elle la connaissance ?

L’opposition entre cognition et émotion a souvent dominé la recherche, et le fonctionnement cognitif a été typiquement étudié séparément des processus émotionnels considérés comme néfastes au bon fonctionnement de l’esprit. Cependant, les recherches expérimentales suggèrent des effets positifs de l’émotion sur de nombreuses activités cognitives telles que la perception, l’attention, la mémoire et la prise de décision. Par exemple, nos émotions nous informent sur des événements qui sont pertinents pour nos besoins, buts, valeurs et, globalement, pour notre bien-être. Elles déterminent comment nous percevons notre environnement en orientant notre attention vers des stimuli ayant une pertinence affective. Il a ainsi été montré que de nombreux stimuli à haute pertinence affective peuvent attirer l’attention, comme par exemple des stimuli menaçants tels que des araignées ou des expressions de colère, mais également des stimuli positifs tels que des visages de bébés ou des images érotiques. Au-delà de leur impact marqué sur l’attention, des recherches suggèrent que les émotions peuvent avoir un effet facilitateur sur chacune des trois étapes de l’activité mnésique : l’encodage, la consolidation et le rappel. Ce processus de facilitation mnésique expliquerait pourquoi les situations personnelles à forte charge émotionnelle (par ex. la naissance d’un enfant ou un traumatisme) sont mieux mémorisées, avec l’impression que les souvenirs sont plus clairs et détaillés. La valeur émotionnelle des stimuli facilite également l’apprentissage associatif, par exemple par conditionnement, grâce à des processus automatiques. Les effets de l’émotion sur la prise de décision sont parmi les plus étudiés dans des situations personnelles, sociales, économiques, environnementales ou morales. Les travaux à la frontière entre la psychologie et l’économie indiquent comment nos réactions émotionnelles, qui varient selon les contextes dans lesquels les options de la décision sont présentées, influencent nos choix. Certains modèles distinguent deux types d’effets émotionnels : le premier, fonctionnel, concerne l’effet des émotions intégrées au processus de décision en étant directement déclenchées par la valeur affective des options disponibles (comme voter en fonction de ses valeurs politiques) ; le second, potentiellement dysfonctionnel, concerne l’effet des émotions incidentes, c’est-à-dire l’effet d’émotions qui ne sont pas déclenchées directement par les options mais par exemple présentes au moment où les options sont proposées (comme avoir peur au moment de voter à cause d’un élément graphique du contenu d’une affiche de propagande aperçue dans la rue). Un des arguments qui lie les émotions à la prise de décision consiste à souligner combien certains patients ayant des troubles émotionnels ont des difficultés à prendre des décisions personnelles, sans que cela ne soit accompagné d’autre problème cognitif.

Ces démonstrations selon lesquelles l’émotion serait au cœur du fonctionnement de l’esprit nous permettent de conclure sur le rôle des émotions pour le bien-être individuel et dans de nombreuses sphères de la société. Mieux comprendre les émotions normales permettrait d’améliorer la santé mentale, étant donné que nombre de dysfonctionnements émotionnels sont caractéristiques de psychopathologies telles que l’anxiété, la dépression ou l’autisme. De manière plus générale, étant donné les liens entre émotions et systèmes immunitaire et cardiovasculaire suggérés par la recherche, une prise en compte des émotions déboucherait sur une meilleure gestion de la santé. Par ailleurs, comprendre le rôle des émotions dans la créativité, les jugements esthétiques et l’adhésion aux œuvres de fiction est un enjeu important dans les domaines artistiques. Un autre domaine concerne les enjeux entourant la compréhension des émotions des acteurs économiques et politiques et, plus généralement, des citoyens, dans de nombreuses dimensions de la société. La fonction des émotions dans le déclenchement – mais aussi dans la résolution – de conflits entre individus ou groupes est de plus en plus étudiée, que cela soit en lien avec la colère, la fierté ou les émotions liées au pardon. Il est également important de déterminer dans quelle mesure les jugements moraux et les décisions éthiques que nous émettons en tant qu’individus et groupes reposent sur nos émotions. Comprendre les émotions pourrait également se révéler très important dans le domaine scolaire. En effet, un apprentissage des compétences émotionnelles à l’école pourrait avoir des effets bénéfiques sur le bien-être des élèves, et la prise en compte des effets positifs de certaines émotions sur l’attention et la mémoire pourrait faciliter les apprentissages scolaires eux-mêmes. Une meilleure connaissance des émotions dites épistémiques, telles que l’intérêt ou l’émerveillement, pourrait également se révéler précieuse pour l’organisation et l’application des programmes scolaires.

Malgré une croissance importante de la recherche sur les émotions, en particulier depuis les années 1990, de nombreux débats et questions ouvertes subsistent sur la nature et les fonctions des émotions ; cela ouvre de nombreuses perspectives de recherches fondamentales et appliquées dans toutes les disciplines qui composent le domaine des sciences affectives.

— David Sander, article paru dans Universalis

Médiagraphie
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