Un lecteur de rêves khazar, encore élève dans un monastère, reçut en cadeau un vase qu’il rangea dans sa cellule. Le soir il y déposa sa bague. Mais lorsqu’il voulut la reprendre le lendemain matin, elle n’y était plus. Vainement il enfonçait son bras dans le vase, il n’arrivait pas à en toucher le fond. Cela le surprit car le récipient semblait moins haut que son bras n’était long. Il le souleva mais, dessous, le sol était plat, et il n’y avait aucune ouverture dans le vase, pas plus que dans n’importe quel autre. Il prit un bâton et essaya d’atteindre le fond, mais toujours sans succès ; le fond du vase semblait se dérober. Il se dit : « Là où je suis, là est ma limite » et il s’adressa à son maître Mokadasa Al Safer, lui demandant d’expliquer ce que signifiait un tel phénomène. Le maître prit un caillou, le jeta dans le vase, et compta. Lorsqu’il arriva à 70, on entendit à l’intérieur du récipient un bruit de plongeon, comme si un objet était tombé dans l’eau et le maître dit :
Milorad Pavic in Le dictionnaire khazar, traduction : Marija Bezanovska
– Je pourrais t’expliquer ce que représente ton vase, mais demande-toi d’abord si c’est bien utile. Dès que je t’aurai dit ce qu’il en est, le vase prendra, pour toi et les autres, une valeur inférieure à celle qu’il a maintenant. En effet, quelle que soit sa valeur, elle ne peut être supérieure à celle du tout. Et dès que je t’aurai dit ce qu’il est, il ne sera plus tout ce qu’il n’est pas, et donc plus ce qu’il est encore maintenant.
L’élève fut d’accord avec son maître. Mais ce dernier prit un bâton et cassa le vase. Stupéfait, le jeune homme lui demanda le motif de ce dommage et le maître répliqua :
– Le dommage aurait consisté à te dire à quoi servait ce vase avant de le casser. Mais puisque tu ne connais pas son usage, le dommage n’existe pas, car le vase te servira toujours, comme s’il n’était pas cassé…
En effet le vase khazar sert encore, bien qu’il n’existe plus depuis longtemps.
Le Dictionnaire khazar (Hazarski rečnik, Хазарски речник), écrit en 1984 par Milorad Pavić et traduit en français par Maria Bežanovska en 1988 aux éditions Belfond (réédité en 2002 aux éditions Mémoire du livre, republié en 2015 au Nouvel Attila), est un livre-monstre et un livre labyrinthe écrit en serbo-croate, en alphabet cyrillique, traduit aujourd’hui en au moins vingt-huit langues. C’est un modèle d’« œuvre ouverte » dont l’ouverture provient de l’idée de « copie originale » portée à une puissance poétique maximale. Dans le cas du Dictionnaire khazar, la traduction-relais devient non seulement une nécessité mais peut-être un modèle de traduction. La première traduction en chinois du roman de Pavić s’appuie sur la traduction-relais russe. La seconde traduction s’appuie sur la russe et la française. La vie éditoriale mondiale du Dictionnaire khazar prolonge la poétique même d’un texte qui se présente comme un artefact éditorial composite traversé de fragments, de strates d’écriture et de langues différentes.
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