Expérience

La richesse philosophique de la notion d’expérience

A différentes époques, de nombreuses traditions philosophiques se sont interrogées sur le statut de l’expérience, sur sa subjectivité, sur son rôle fondamental dans notre capacité à fonder toute connaissance, sur ses dimensions multiples, empiriques ou transcendantales. La notion d’expérience interroge notre relation au réel et met en dialogue des courants de pensées comme le rationalisme, l’empirisme, le subjectivisme, le naturalisme, le mysticisme, l’individualisme, …. Elle ouvre plusieurs catégories de discours, narratifs, interprétatifs, psychologiques, cognitivistes, poétiques, culturalistes, symboliques … Depuis le XXème siècle, l’approfondissement philosophique de la notion d’expérience a pris un nouvel essor avec l’approche phénoménologique. Des champs de connaissances et de réflexions stimulants se sont déployés à partir de travaux sur la perception et sur le corps.

Par son caractère indéfini, elle permet de réfléchir aux mutations en cours, elle met en chantier les paradigmes.

S’ouvrir à la dimension paradoxale de l’expérience, c’est accepter la transformation de notre conception du monde et assumer qu’une certaine complexité ne puisse être réduite. C’est s’engager à visiter des frontières floues à partir d’une mesure humaine.

L’expérimentation scientifique


Par sa définition même l’expérience est un temps d’ouverture et donc de réception du réel. Mais nous sommes inclus dans ce réel, il nous dépasse de toutes parts, et nous mettons toujours dans son appréhension plus de nous-mêmes que nous le supposons. L’expérimentation scientifique va se définir comme la fabrication d’un protocole fondé sur un double effort, d’une part séparer ce qui s’offre en vrac pour tenter d’en comprendre le foisonnement complexe, et d’autre part neutraliser au mieux les interactions de l’homme. Ce processus de l’expérimentation scientifique est ainsi un échafaudage qui vise à parvenir à un moment de pure réceptivité.

Même en ses phases les plus actives, l’expérimentation scientifique ne mérite encore le nom d’expérience que parce qu’elle prépare et annonce un moment de totale passivité : celui où le fait (…) est purement reçu et accepté. »

Ferdinand Alquié in L’expérience

La démarche scientifique considère qu’il faut une multiplicité d’expériences identiques pour pouvoir en tirer des conclusions fiables. Mais le doute subsiste, en particulier du fait que les découvertes scientifiques se font progressivement, par réfutations successives, laissant entrevoir ainsi qu’il n’y a pas d’expérience cruciale possible. Ce caractère réfutable par l’expérience d’une théorie est important : la vérification n’est jamais décisive, alors que la réfutation peut l’être.

Si l’univers est infini, nous ne saurions en avoir jamais la preuve par l’observation et l’expérience, lesquelles ne pourront jamais atteindre que le fini (E. Borel, Paradoxes infini,1946, p. 8).

Émile Borel in Les paradoxes de l’infini

On assiste ainsi à un important renversement de la place accordée au vrai et au faux. Nous avançons progressivement à tâtons, sans jamais connaître le dessin global, et si traditionnellement on appelait faux ce qui n’était pas vrai, il faut plutôt appeler vrai ce qu’on n’a pas encore réfuté.

L’expérience comme aventure personnelle

  • L’expérience est une aventure vécue qui engage la totalité de la personne, à la première personne.
  • L’expérience dépasse la somme des discours que l’on peut faire sur elle. Elle déborde toujours ce que l’on pourrait dire sur elle et marque ainsi la primauté de l’épreuve du réel sur l’ensemble des discours qui tentent d’en rendre compte.
  • L’expérience est un domaine bien particulier de l’existence, double si on le compare aux autres dimensions de la vie humaine que sont la pensée et l’action. Comme l’action, l’expérience nous met en contact avec le monde extérieur ; comme la pensée, elle constitue un élément déterminant de notre vie intérieure.
  • L’expérience se fonde sur une ouverture, une possibilité de réception, un état de “passivité féconde”. C’est un état intermédiaire, flou, qui ne possède pas le caractère bien tranché que présupposent le raisonnement ou le jugement, ou encore l’évidence physique de l’action et du faire.
  • Plus une personne a été confrontée à des situations différentes, plus riche sa vie apparaît. Tel est le caractère instructif de l’expérience.
  • L’expérience engage la totalité de la personne et a fortiori son corps. Faire une expérience ne consiste pas à saisir une information ou un contenu de façon abstraite ou désincarnée.
  • Nos expériences agissent sur nous, elles nous transforment. Mais cette transformation est double : elle se réalise autant à partir de ce qu’elle nous apprend de la rencontre de l’extérieur que par la manière dont elle nous l’apprend ce que nous découvrons de nous-mêmes.
  • Par les chaînes associatives qu’elle ouvre, par des ramifications de contenu, par les associations qu’elle met en mouvement, l’expérience nous déborde toujours.
  • L’expérience comme fabrication de savoir-faire produit un savoir fiable pour celui qui est concerné mais n’implique pas nécessairement la connaissance des causes et des raisons des phénomènes.
  • L’expérience est construction de connaissances à la première personne.
  • L’expérience exige d’être partagée pour être désignée comme telle, à défaut de rester une relation au monde infantile. Elle nécessite de confronter des connaissances construites à la première personne à d’autres élaborées à la troisième personne.