La conscience désigne originellement un savoir partagé (le mot vient de cum-, « avec », et scire, « savoir ») : c’est une connaissance qui accompagne celui qui pense et qui ne se réduit pas à la simple perception, ce pour quoi on l’appelle parfois « aperception ».
On distingue la conscience spontanée ou immédiate, qui est tournée vers le monde extérieur, de la conscience réfléchie, où le moi fait retour sur lui-même, se prend pour objet tout en se distinguant de ses états psychiques.
Bien que les Grecs n’aient pas ignoré la question de la conscience (comme en témoigne l’oracle de Delphes qui enjoint de se connaître soi-même), on considère que les philosophies de la conscience (dites aussi philosophies du sujet) naissent au XVIIe siècle avec Descartes et marquent le tournant moderne de l’histoire de la philosophie : le savoir sera désormais recentré sur l’homme, sur l’étude de ses facultés de penser, sur la quête de son identité, sur l’intentionnalité.
Mais la conscience a aussi un sens moral : elle est la source du jugement pratique ou encore ce par quoi le sujet peut distinguer le Bien et le Mal. On dira, par exemple, qu’on agit en conscience ou alors qu’on a mauvaise conscience suite à une faute commise. La philosophie interroge alors la source de cette conscience morale qui peut être le cœur (par exemple chez Rousseau) ou la raison (c’est le cas chez Kant).
On parle enfin de conscience collective en sociologie pour désigner la conscience du groupe qui déborde la somme des consciences individuelles et désigne une individualité psychique nouvelle. Ainsi en va-t-il de la conscience de la foule qui en général s’ignore et à laquelle on peut opposer la conscience de classe que Marx veut éveiller pour faire la révolution.
Si ces propositions de définition font de la conscience une expérience prégnante pour tout être humain, elle n’en reste pas moin l’un des mots les plus difficiles à définir. Cette difficulté se heurte en effet à la problématique d’une conscience tentant de s’auto-définir. En effet, la possibilité qu’aurait une faculté de se discerner elle-même ne fait pas consensus, et connaît même des détracteurs dans des courants de pensée fort éloignés.
Un couteau ne peut se couper lui-même
Proverbe bouddhiste
L’un des mots les plus difficiles à définir
André Comte-Sponville in Dictionnaire philosophique
On ne peut se mettre à la fenêtre pour se regarder passer dans la rue.
Auguste Comte in La lettre à Valat du 24 septembre 1819
Huike dit à Bodhidharma :
Mon esprit est inquiet. Pacifiez-le.
Bodhidharma répondit :Apporte-moi ton esprit et je le tranquilliserais.
Huike :Bien que je l’ai cherché, je ne l’ai pas trouvé.Voilà, dit Bodhidharma, j’ai tranquillisé ton esprit.
La conscience n’a pas de dedans, elle n’est rien que le dehors d’elle-même.
Sartre
Sentir et savoir
Dans ses travaux, António Damásio a toujours combattu ce dualisme cartésien selon lequel il existerait une division claire entre le sentir et le savoir. Nourri de Spinoza, qui proposait au contraire de voir dans la conscience une connivence du corps et de l’esprit, le neuropsychologue a révolutionné notre conception de celle-ci. En voilà trois idées séduisantes.
- Être, ressentir, connaître sont les trois stades évolutifs du vivant. Si être ne nécessite rien sinon de disposer d’un corps, ressentir implique déjà la mise en alerte des systèmes nerveux et sensoriels. Une bactérie peut être, mais elle ne peut pas ressentir le monde puisqu’elle est incapable de le cartographier par la vue, l’ouïe ou encore le toucher. Connaître, enfin, demande quelque chose de supplémentaire et de plus difficilement palpable. Car si nos sensations corporelles nous permettent d’élaborer des images du monde, elles seules ne peuvent pas nous faire voir ces images au sens le plus riche du terme. Les images en elles-mêmes ne nous apparaissent pas comme nos images – comme des images internes et constitutives de notre subjectivité –, mais seulement comme des images produites par ce qui nous est extérieur. C’est, semble-t-il, en ce point précis que se situe la conscience : dans une appropriation personnelle de ce que je ressens, dans l’élaboration de ce que je suis d’unique par rapport à mon expérience sensible du monde.
- Nos souvenirs seraient les premiers signes tangibles de cette conscience mi-physique mi-intellectuelle. Constituant une brique intermédiaire entre le sentir et le savoir, ce sont les souvenirs qui guident notre volonté, puisqu’en se rappelant d’un événement, nous recevons inévitablement les sensations qui l’accompagnaient : la réminiscence est enrichie des sensations passées. Comme lorsque nous courons dans les bras de la personne qui nous a manqué ; ou encore lorsque nous relisons un vieux livre que l’on a aimé, dans lequel tourner les premières pages et rencontrer de nouveau les personnages que l’on avait oubliés revient presque à rentrer chez soi après un long voyage. Voilà le propre d’un esprit conscient : un esprit qui se souvient, « qui jouit d’un peu de recul sur lui-même »I.
- Les nouvelles technologies complexifient cette perception de la conscience, mais ne peuvent pas totalement la remettre en question. « Ceux qui rêvent de « télécharger leur esprit » dans une machine pour devenir immortels devraient comprendre que leur aventure – sans cerveau vivant dans un corps vivant – se résumerait à transférer des recettes vers un ordinateur : des recettes, rien que des recettes », ajoute le neuropsychologue. Il est vrai, à quoi bon connaître par cœur un nombre incalculable de recettes de cuisine, si nous ne convoquons pas aussi le souvenir des goûts, des odeurs et des moments chéris qui les entourent ? Sans mémoire physique, impossible de saliver à l’avance : l’esprit seul n’est rien et ne peut être jouissant. Notre corps doit l’accompagner, c’est précisément pour cela qu’aucune machine, aussi sophistiquée soit-elle, ne dépassera jamais la puissance évocatrice d’un esprit bien formé.