Dialogues

Détail de l'Ecole d'Athènes, fresque du peintre Raphaël (1483-1520).

L’enseignement de Platon consiste donc dans des dialogues. Mais pourquoi cette forme de communication plutôt que des traités, où il aurait condensé ses cours ? — Cela tient à la conception que Platon se faisait de la pensée et de sa transmission. Et d’abord, il s’est toujours défié de l’écrit. qui fige la pensée et la fait tomber en cet état entre toutes les mains. L’écrit. c’est bien, selon l’expression de Maurice Nédoncelle, la fuite de l’oeuvre devant son Créateur, qui ne peut plus rien faire pour la retenir, la reprendre, la nuancer. C’est pourquoi, écrit Platon, tout homme sérieux se gardera bien de traiter par écrit des questions sérieuses et de livrer ainsi ses pensées à l’envie et à la bêtise de la foule. Aussi, quand un écrit vous vient entre les mains, c’est signe que l’auteur n’a pas pris cela très au sérieux s’il est lui-même sérieux, et que sa pensée reste enfermée dans la partie la plus précieuse de l’écrivain. L’écrit, précise Socrate dans le Phèdre, donne la pensée sans le contexte qui l’a fait naître et qui, exposé par la parole vivante de l’auteur, l’expliquerait en long et en large. Dans le Politique, où Platon distingue dans un problème la solution et le cheminement, il est bien précisé que c’est le second qui importe, car il rend l’interlocuteur apte à trouver la première. Cela étant, on comprend que ce soit la forme dialoguée qui convienne le mieux. Qu’est-ce que la pensée ? C’est, dit le Sophiste. le dialogue intérieur et silencieux de l’âme avec elle-même. Et dans le Théétète, même insistance : penser. c’est, pour l’âme, dialoguer, s’adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l’affirmation à la négation. Dès lors, comment rendre cette opération mieux que par une conversation entre gens qui cherchent ensemble, qui s’efforcent de trier le vrai et le faux, par un dialogue où seuls les meilleurs saisissent finalement de quoi il est question ? Seul le dialogue restitue, dans ses méandres — et il y en a ! — la vivacité, le dynamisme de la pensée en recherche. Ce qui en reste noir sur blanc peut évidemment servir de pense-bête, mais surtout joue le rôle d’indice, de direction dans laquelle il faut aller soi-même au péril de son confort. On ne doit pas penser par procuration. Enfin, les dialogues sont, pour Platon devenu vieux, un mémorial.

Il nous faut enfin dire un mot d’un possible « Platon non-écrit », d’un Platon ésotérique dont on retrouverait les linéaments à partir d’autres textes, plus ou moins largement postérieurs. C’est encore un passage de la Lettre VII qui a lancé la recherche dans cette direction. Platon estime en effet que les hautes questions auxquelles il s’applique ne sont guère justiciables de l’écrit : Là-dessus, dit-il, il n’y a pas d’écrit qui soit de moi, et il n’y en aura jamais non plus effectivement, ce n’est pas un savoir qui pourrait, comme les autres, se mettre en propositions, mais c’est le résultat d’une familiarité répétée avec ce qui constitue la matière même de ce savoir, le résultat d’une existence qu’on partage avec elle ; soudainement, comme s’allume une lumière lorsque jaillit la flamme, ce savoir-là se produit dans l’âme et désormais s’y nourrit tout seul, de lui-même. Et d’ajouter que si cela avait dû être formulé, il n’aurait pu réaliser œuvre plus belle au cours de sa vie. Alors, que gardait-il par-devers soi de si secret, de si profond, que cela ne dût se transmettre que de bouche à oreille ?

– Lucien Jerphagnon in Histoire de la pensée: D’Homère à Jeanne d’Arc