Le surhomme nietzschéen n’est certes pas je ne sais quel despote inflexible, mais au contraire un artiste humble qui se met à l’écoute de l’être, qui s’efface pour que la vie s’exprime librement en lui. L’autorité est sans effet sur l’invention esthétique, le génie ne l’est pas par un décret arbitraire de sa volonté et nul n’a enfanté un chef-d’œuvre par la simple détermination de sa volonté. C’est plutôt le contraire qui est vrai, et l’on comprend aisément que le projet délibéré d’exécuter une œuvre grande est le plus court chemin pour gâcher le travail et tomber dans l’emphase vaine. La volonté de vouloir n’est pas encore la volonté de puissance. En art, la réussite vient toujours de surcroît, et la part du hasard n’est pas indéfiniment réductible. Ce n’est donc pas chez les dominateurs, mais plutôt chez les humbles et les doux qu’on a quelque chance de trouver des créateurs authentiques : « J’ai trouvé la force où on ne la cherche pas, chez des hommes simples, doux et obligeants, sans le moindre penchant à la domination — et inversement le goût de dominer m’est souvent apparu comme un signe de faiblesse intime ; ils craignent leur âme d’esclave et la drapent d’un manteau royal (ils finissent pas devenir les esclaves de leurs partisans, de leur réputation, etc). Les natures puissantes règnent, c’est une nécessité, sans même avoir besoin de lever le doigt, dussent-elles, de leur vivant, s’enterrer dans une chaumière.
Jacques Darriulat in Nietzsche et l’esthétique de la tragédie