Le terme « secret » vient du participe passé (secretus), du verbe secerno, secernere, qui signifie « séparer », « mettre à part ». Pierre Boutang précise que « le secret est une chose mise à part ; une chose – le paraître de quelque être – et “mise à part”, ayant été criblée, choisie pour être retirée ». Cette tension entre le vu et le caché, le connu et l’impénétrable, de l’objet désigné, apparent, qui est retiré du monde, renvoie à l’idée d’ambivalence et de choix de ce quelque chose mis à part.
La culture chinoise est-peut- être plus que les autres une culture de l’écrit. Elle l’est d’autant plus que le signe n’est pas lié à un son. Dans les systèmes alphabétiques, ou syllabiques, une série de signes produit une série de sons qui produisent un sens. Dans le système d’écriture chinois, c’est la série de signes qui produit directement le sens, indépendamment du son. C’est ainsi que
l’on peut, presqu’à l’infini, jouer sur l’écriture. L’un des domaines où ces jeux ont été développés à l’extrême est celui des amulettes; la petite taille de ce support nécessite une économie des signes afin de transmettre ou de cacher/dévoiler un message qui, sur une feuille de papier ou une stèle de pierre, pourrait se développer plus largement selon d’autres codes.
Avant d’être codifiée, l’écriture chinoise, ou plutôt les écritures chinoises, ont une longue histoire qui commence vers le XIIIe siècle avant notre ère. Le même caractère prend diverses formes selon le lieu, le support, l’instrument et l’époque. Le ductus du tracé ne sera pas le même, selon que l’on porte une inscription sur un os, qu’on la grave dans le bronze, qu’on la trace sur des fiches de bambous, ou qu’on l’écrive sur du papier. Par ailleurs, comme la Chine antique n’est pas un ensemble culturellement unifié, les particularités régionales donnent naissance à des styles d’écriture différents, voire à des écritures partiellement différentes. L’hétérogénéité des graphies se prolonge jusqu’à ce que disparaissent les royaumes indépendants (221 AEC) : les inscriptions monétaires des bêches, par exemple, montrent que pour une même cité, la graphie de son nom présente des différences notables en fonction des époques et des influences culturelles qui s’exercent, mais aussi de l’artisan qui trace les caractères dans le moule. Mais au-delà de ces différences locales, c’est plus la nature du texte et la différence du matériel, le support et l’instrument avec lequel on écrit, qui sont à l’origine des différents styles. Une inscription gravée sur une stèle impériale n’a pas la même fonction que le rapport d’un fonctionnaire sur les conséquences d’une inondation dans tel ou tel canton: dans le premier cas, on prendra le temps qu’il faut, on utilisera des caractères bien calibrés, bien équilibrés – c’est ainsi que naît un style lapidaire; dans le second cas, l’important c’est de transmettre une information, de le faire vite et clairement, on simplifie et on abrège les caractères tout en prenant soin d’être compris. Au cours des IVe et IIIe siècles, parallèlement à l’unification administrative de l’espace chinois par la conquête du Qin, s’opère une homogénéisation des écritures.
On a pris l’habitude de classer les différentes écritures chinoises en six styles : le grand sceau (大篆 dà zhuàn) ; le xiaozhuan 小篆, le petit sceau (小篆 xiǎo zhuàn) ; l’écriture des scribes (隸書 lì shū) ; l’écriture régulière (楷書 kǎi shū) ; l’écriture cursive (行書 xíng shū) , et l’écriture en herbe (草書 cǎo shū). Dans les faits, pour chacun de ces styles, il existe des variantes.
- Le dazhuan est l’héritier des écritures antiques, son usage dans les périodes postérieures est porteur d’une forme de révérence envers l’âge d’or antique des Zhou ;
- le xiaozhuan est une forme rationalisée du dazhuan, auquel son usage s’apparente, sans la référence implicite aux Zhou ;
- le lishu est la forme classique de l’écriture des documents administratifs des Qin et des Han ;
- le kaishu est l’écriture régulière, classique, normative, celle des caractères tracés par le pinceau sur le papier, celle qui sert à l’enseignement ;
- le xingshu et le caoshu sont des modalités personnelles d’exécution plus ou moins rapide du kaishu et qui permettent de transmettre la part d’art qui transcende le message, ce sont les styles préférés des lettrés, et, au-delà, des artistes et des calligraphes.
Hormis le kaishu, chacune de ces écritures constitue un code à caractère discriminant, d’abord parce que celui qui n’a fait que des études élémentaires ne peut comprendre que les textes en régulier, ensuite parce que certains styles demandent un apprentissage spécifique et, de ce fait, restent inaccessibles à ceux qui ne s’y sont pas consacrés, et enfin, pour le xingshu et le caoshu, le déchiffrement des signes relève non seulement d’un apprentissage, mais aussi d’une pratique qui reste l’apanage des couches lettrées les plus cultivées.
L’usage de tel ou tel style répond donc à des finalités précises: ajouter du sens à un message et/ou réduire la communication aux seuls destinataires. En utilisant le cursif ou le style en herbe, on pare un souhait, même prosaïque, d’un zeste culturel. Sur l’amulette aux constellations, le style sigillaire tardif, hybride de dazhuan et de xiaozhuan, utilisé pour tracer les quatre caractères du compliment à un supérieur promu : les astres vous adressent leurs félicitations (列辰招賀 liè chén zhāo hè), rend l’inscription incompréhensible pour qui n’a pas étudié l’écriture de sceau. Elle l’est d’autant moins que l’identification – et donc le sens – des trois constellations n’est accessible qu’aux initiés: le Boisseau du Nord protège les lettrés et le Faîte du Nord et le Crochet appartiennent au Palais de la Ténuité pourpre, où réside l’Empereur de Jade. On fait ainsi de l’écriture un instrument de cryptage social : on l’adapte au destinataire et on établit avec lui, par ce biais, une connivence lettrée.
Mais le cryptage ne se réduit pas à l’usage de styles graphiques hermétiques, il s’étend à la création de faux caractères et de pseudo-caractères. Les caractères chinois étant souvent composés des mêmes éléments graphiques ou d’éléments très
proches, on peut se livrer à des jeux d’écriture. Au revers de l’amulette de la richesse, on a combiné les quatre caractères du souhait Dix mille liang d’or ! (黃金萬両 huáng jīn wàn liǎng), pour ne plus faire qu’un seul caractère: on n’a pris qu’une seule fois les éléments communs à plusieurs caractères : 廿 et 田 de 黃 et 萬, 人 de黃 et 金, et 冂 de萬 et 両. Au droit, on a opéré de la même manière en combinant zhao cai jin bao 招財進寶, Qu’arrivent les richesses et que viennent les trésors (招財進寶 zhāo cái jìn bǎo), en un seul caractère.
Sur l’amulette du bonheur de la solitude, on a opéré une déconstruction des caractères en faisant disparaître l’élément commun, ce qui donne 隹五矢止, une inscription qui n’a aucun sens et qui masque le message ; c’est en prenant en compte le rebord du trou que l’on restitue à chaque caractère sa forme réelle et qu’on peut lire 唯吾知足 : Seul, je sais me contenter.
L’usage simultané de vrais caractères dans une forme hermétique (sigillaire ou caoshu) et de graphes, qui se donnent comme des caractères, permet un cryptage subtil. Sur le droit de l’amulette apotropaïque de l’Image des Cinq Pics, par exemple, le non initié voit neuf caractères archaïques en trois colonnes, alors qu’en fait il y a les quatre caractères de la Véritable forme des Cinq Pics (五嶽真形 wǔ yuè zhēn xíng), et, disposées aux angles et au centre, les cartes mystiques des cinq montagnes sacrées de la Chine.
Sur l’amulette protectrice du Guerrier sombre, le droit présente ce qui semble être une inscription en quatre caractères, alors qu’il n’y a que l’inscription horizontale en dazhuan longue vie (長壽 cháng shòu), qui relève de l’univers de l’écriture. Les deux graphes en haut et en bas sont des 符 fú, des pseudo-caractères d’inspiration taoïste, des injonctions ou des prières destinées aux forces surnaturelles qui seules peuvent les lire.
L’usage des 符 fú remonte à l’époque des Trois Royaumes (220-265), et leur forme s’inspire d’abord de la graphie des sceaux officiels, dite sigillaire en neuf plis : le sceau est la marque essentielle du pouvoir et du commandement. Les maîtres taoïstes déclaraient que ces graphes leur avaient été révélés par Tai shang Laojun, c’est-à-dire Laozi divinisé, ou par d’autres divinités ou immortels, et qu’ils leur donnaient le pouvoir de commander aux armées d’esprits chargées d’exterminer les démons, les pestilences ou les maladies.
L’amulette de protection présente, au droit, quatre fu positionnés comme les caractères d’une amulette ou d’une monnaie. Le sens en est inconnu pour le commun des mortels, mais on peut y reconnaître des éléments qui sont de l’ordre scripturaire et d’autres qui sont des représentations stellaires : le message s’adresse donc à des créatures célestes, et il apparaît d’autant plus efficace qu’il est indéchiffrable et que des éléments le relient clairement aux forces célestes.
Parfois, à côté des fu, dont le sens doit rester secret pour être efficace, on fait figurer une sorte de mode d’emploi comme ces fu répriment les monstres (此符壓怪 cǐ fú yā guài), qu’on voit sur l’amulette apotropaïque sino-mandchoue.
Et, par un effet de retournement, il arrive qu’on donne à des caractères l’apparence de fu pour les charger d’une efficacité supérieure : sur l’amulette de Leiting, le dieu du Tonnerre, l’ordre est flanqué de deux pseudo-fu qu’on lit sans difficulté : Ordre de Lei[ting aux démons des montagnes (山鬼雷令 shān guǐ léi lìng).
Pour délivrer un message, il n’est nullement nécessaire de passer par l’écriture. Le fait que les caractères chinois ne soient pas intrinsèquement liés à un son a pour corollaire une autonomie du signe, qui se prête à des jeux artistiques et symboliques extrêmement utiles pour la communication et pour la dissimulation. On sait que des caractères qui n’ont graphiquement rien de commun se prononcent de la même façon: 撕 sī, déchirer, se prononce exactement comme 思 sī, penser ; de même des caractères identiques peuvent avoir des prononciations différentes : 會 peut se prononcer huì lorsqu’il signifie assemblée et kuài lorsqu’il signifie comptabilité . Ainsi le rébus est devenu l’une des formes de la dissimulation, mais aussi de la transmission d’un message.
L’amulette de souhait de promotion utilise toute la grammaire des langages de l’iconographie traditionnelle : par homophonie, le cerf est le symbole de la réussite dans la fonction publique, puisque cerf se dit 鹿 lù, et que le son lù, écrit 祿, signifie émoluments du fonctionnaire. Le singe, 猴 hóu, est pour la même raison le souhait d’un titre de marquis, hou 侯 hóu. La plaquette de proclamation, qui se trouve en haut, porte les mots Montez en grade et que vous arrivent les émoluments ! (加官進祿 jiā guān jìn lù), et elle est surmontée d’une feuille de lotus verte, 青蓮 qīng lián, qui est homophone de 清廉 qīng lián, intègre, incorruptible, qui fait référence au bon fonctionnaire. Dans un autre registre sémantique, le lingot est une synecdoque de la richesse promise au lauréat ; les étuis à livres symbolisent l’étendue de ses connaissances ; la corne de rhinocéros est l’un des Huit Trésors du lettré ; le sceptre 如意 rú yì, dont la tête se confond avec les cornes du cerf, a certes le sens de selon vos désirs, mais il est aussi l’emblème de l’autorité du fonctionnaire puisqu’il est l’attribut de Luxing, le patron des lettrés qui assure le succès aux examens et protège la carrière.
La dissimulation par le jeu des leurres peut aussi prendre la forme d’un vrai caractère dissimulant le sens donné par l’association de ses éléments : le caractère 木 mù, bois, décomposé en 十 shí, 10, et 八 bā, 8, constitue une référence aux dix-huit moines qui réussirent à fuir le temple de Shaolin lors de sa destruction par les Qing ; de même 立 lì, se dresser, se décompose en 六 liù, 6, et 一 yī, 1, rappelant la date de l’incendie de Shaolin, le 1er jour du 6e mois. Ainsi, la forme apparente n’est pas la véritable forme : l’écrit secret ne dévoile sa forme véridique qu’aux initiés.
En Chine, écrire c’est toujours écrire pour quelqu’un, pour un individu ou une divinité, pour un groupe ou pour une communauté, et pour ce faire il existe des médiations spécifiques qui, souvent, ne passent pas par la simple écriture classique, mais utilisent des formes culturellement codées et créent des déformations graphiques, des jeux d’homophonie et des cryptages plus ou moins complexes, plus ou moins compréhensibles. Mais, dans une certaine mesure, l’illisible produit du sens.
- Musée Champollion – Les Écritures du Monde
- L’écriture chinoise – Au-delà du mythe idéographique par Zhitang Yang-Drocourt chez Armand Colin
- Documents codés, documents indéchiffrables – Christophe Didier
- Codes et écritures cachées dans la tradition chinoise – BNF
- Une écriture secrète sur la scène publique en Chine – Aurélie Névot
- 草书《平安帖》– The long museum
- Le Tableau talismanique de l’Empereur de Jade Construction d’un objet d’écriture – Brigitte Baptandier Berthier
- Charms – Department of History University of California at Santa Barbara
- Ancient Chinese Charms and Coins – Primaltrek
- Amulettes et talismans de la Chine ancienne – François Thierry
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