Nous sommes en un temps de ténèbres spirituelles parce que les sociétés contemporaines ne mettent le salut que dans la satisfaction des désirs. Et pourquoi pas, si l’on vit sans arrière-plan spirituel ? Pourquoi disputer cette satisfaction ? Et en effet pourquoi ? C’est que la démesure du désir, dans l’assouvissement aussi bien que dans la frustration, débouche sur la tristesse et l’inhumain.
Tout se passe comme si le refoulement de l’éternité et de l’espérance conduisait à l’incessante et frénétique recherche de la sécurité pour tenter de mettre l’éternité dans le temps.
Rien d’étonnant qu’un des phénomènes les plus significatifs de ce temps soit l’occultation de la mort. Elle n’est plus que menace qui vient du dehors, catastrophe qui vous tombe dessus. Tout est fait, jusqu’à l’absurde, pour prolonger la durée. On appelle cela le respect de la vie, dans le même temps qu’on supporte qu’en de nombreuses régions la durée moyenne de l’existence humaine ne dépasse pas trente ans.
En vérité l’homme-individu n’a déjà plus de réalité personnelle. Il est mortel, qu’importe, la production est immortelle. Fiché, surveillé, manipulé, matière première, voilà ce qu’il est, pris dans un programme tendu vers le futur, à travers statistiques et sondages, gavé de faux espoirs avant d’être éliminé en douceur au petit matin, à moins qu’on ne l’embaume et le maquille dans des salons funèbres pour se tromper mieux.
D’ailleurs il est mort avant de l’être. Sitôt qu’il quitte la vie active. L’aide au troisième âge, au tiers monde des vieillards ne fait que souligner la déréliction dans une société qui n’existe que pour la croissance et le plaisir. Le chômeur lui-même, voué à l’inexistence, connaît l’avant-goût de l’humiliation et de la mort.
En réalité les sociétés conduites par la rationalité scientifique ne sont plus que des entreprises comptables. C’est pourquoi elles tombent sous le règne de l’explicable, de la platitude et de l’ennui.
Jean Sulivan in Itinéraire spirituel 1982
Jean Sulivan (1913-1980), pseudonyme de Joseph Lemarchand, est un écrivain français. Prêtre atypique, il fut aussi journaliste, animateur de ciné-club , auteur et directeur de collection chez Gallimard.
En 1938, après son ordination, il devient professeur au collège Saint-Vincent de Rennes. En 1945, il fonde Renaissance spirituelle, un centre de conférences, et La Chambre noire, cinéma d’art et essai.
De 1970 à 1980, il fonde et dirige la collection Voies ouvertes chez Gallimard, puis Connivence chez Desclée de Brouwer.
II décède, le 16 février 1980, une semaine après avoir été renversé par une voiture à Paris.
Chaque matin, à l’aube, en écrivant, j’écoute Bach.
Jean Sulivan