Notre cheminement sera le suivant. Nous ferons d’abord une randonnée dans le pays des sens. En dehors des cinq capteurs qui ont donné la liste des cinq sens-vision, olfaction, audition, toucher et goût-, il nous faut en identifier plusieurs autres, dans les muscles, les articulations, l’oreille interne. Nous avons en effet non pas cinq sens mais huit ou neuf. En établir la liste a-t-il encore un sens?
Non, le cerveau ne traite pas les informations des sens indépendamment les unes des autres. Chaque fois qu’il engage une action, il fait des hypothèses sur l’état que doivent prendre certains capteurs au cours de son déroulement. Le champion de ski ne peut pas vérifier en permanence, et en continu, l’état de tous ses capteurs sensoriels; il simule mentalement le décours de son trajet sur la piste, et ce n’est que de temps en temps, de façon intermittente, que son cerveau vérifie si l’état de certains capteurs sensoriels est conforme à sa prédiction de l’angle des genoux, de la distance aux piquets, etc. Nous appellerons ces groupements de capteurs des « configurations » et nous dirons que le cerveau vérifie la configuration de capteurs spécifiés en même temps que le mouvement est programmé.
Cela nous conduira à étudier en particulier l’ensemble des cap teurs sensoriels qui nous permettent d’analyser le mouvement et l’espace. Ils donnent ce que nous appellerons « le sens du mouve ment» ou kinesthésie. Nous verrons que celui-ci résulte de la coopération de plusieurs capteurs et exige que le cerveau reconstruise le mouvement du corps et de l’environnement de façon cohérente. Dans les cas où cette cohérence est impossible à réaliser, nous verrons que des troubles perceptifs et moteurs en résultent, ainsi que des illusions qui sont en fait des solutions que trouve le cerveau à la discongruence des informations sensorielles et de ses préreprésentations internes.
Nous verrons ensuite comment le cerveau peut utiliser la mémoire pour prédire les conséquences de l’action. Un exemple particulièrement intéressant est celui de la mémoire épisodique et de la mémoire de travail. Il s’agit de mécanismes qui permettent au cerveau de conserver les traces d’événements récents, qui combinent des signes moteurs ou sensoriels ou qui représentent la procédure nécessaire pour accomplir un geste ou atteindre un but.
Ayant fait cette promenade au pays des sens et des mécanismes de la perception, je demanderai au lecteur un effort particulier pour s’intéresser avec moi à un aspect fondamental des relations entre perception et action: les propriétés mécaniques des masses corporelles. En effet, on ne peut rien comprendre au fonctionnement du cerveau si l’on ne sait pas que son problème principal est de mettre en mouvement des masses. Au lieu de parler de «masse », on peut parler de « moment d’inertie », c’est-à-dire de ces forces considérables ou complexes qui apparaissent dès qu’une masse est en mouvement, comme les forces de Coriolis qui sont créées par les mouvements tridimensionnels de la tête lorsque des accélérations angulaires se combinent dans plusieurs plans. Le physiologiste russe Bernstein avait attiré l’attention sur le fait que, chez les animaux et chez l’homme, les membres possèdent un très grand nombre de degrés de libertés, et donc que la nature a dû trouver des astuces pour simplifier le travail du cerveau. faut ainsi étudier la géométrie des mouvements pour y saisir les solutions naturelles qu’a trouvées le système nerveux. Nous verrons que l’anatomie du squelette peut s’expliquer dans ce cadre, qu’une autre façon de simplifier la neurocomputation consiste à précâbler des synergies motrices, que des relations cinématiques simples lient géométrie du mouvement et dynamique.
Puis, ayant examiné ces aspects de la perception et du mouvement, nous analyserons quelques exemples concrets d’organisation motrice à propos de la locomotion, du guidage du regard, du contrôle de l’équilibre. Nous verrons comment des mécanismes neuronaux et des modèles internes permettent la prédiction. Com ment la présélection des messages sensoriels peut être réalisée, et notamment le rôle fondamental de l’inhibition synaptique et du traitement à la fois parallèle et hiérarchisé. Nous verrons comment on peut montrer que les mêmes structures sont activées pendant le mouvement exécuté et pendant le mouvement imaginé et, en cas de lésion ou de conflit sensoriel, comment le cerveau peut inventer des solutions nouvelles pour restaurer une plasticité fonctionnelle.
Bref, nous présenterons une théorie différente de celles qui considèrent le cerveau comme un simple organe proactif, ou représentationnel. Nous proposerons de concevoir le cerveau comme un simulateur biologique qui prédit en puisant dans la mémoire et en faisant des hypothèses. Les simulateurs de vol ne prédisent pas, ils n’inventent rien. Le cerveau a besoin de créer, c’est un simulateur inventif qui fait des prédictions sur les événements à venir. Il fonctionne aussi comme un émulateur de réalité.
Alain Berthoz in Le Sens du mouvement