Less is more

Less is more est la citation la plus connue de Ludwig Mies van der Rohe, architecte allemand (1886-1969). Cet aphorisme lui est attribué par son engagement dans une architecture très minimaliste, centrée sur l’essentiel : la fonctionnalité. L’esthétique devient alors secondaire. En décidant de privilégier la fonctionnalité à l’apparence, de traquer le superflu, et en affirmant que le geste architectural constituait avant tout à créer du vide, Ludwig Mies van der Rohe a révolutionné le design et l’architecture au 20e siècle. 

Yet do much less, so much less, Someone says,
(I know his name, no matter)—so much less!
Well, less is more, Lucrezia: I am judged.

Robert Browning in Andrea del Sarto

La semplicità è la suprema sofisticazione.

Leonardo da Vinci

Less signifie libérer les corps spatiaux de leurs entraves et de leurs contingences matérielles, au profit d’une totale liberté de mouvement et d’une vision de l’objet global s’approchant de la transformation continue. En définitive, dans la proposition less is more, c’est more et non less qui importe. Comme toute chose chez Mies, comme la structure, comme l’espace, l’apparence ou la matérialité des choses, less n’est qu’un terme médian, un passeur au service d’une autre réalité architecturale autrement plus fondamentale pour nous. Ce less n’a d’importance qu’en tant que moyen et non en tant que but. Toute proposition minimaliste en architecture n’a d’intérêt que par le maximum de possibilités nouvelles qu’elle offre par ailleurs. Sa contribution se mesure à sa capacité de transformer profondément et durablement notre vision des choses et la perception de notre environnement, à dégager une multitude de nouvelles explorations fonctionnelles, formelles, typologiques, architecturales, territoriales. Sinon elle n’est qu’une énième version esthétisante du statu quo, une vision analytique et froide du monde, certes séduisante, mais dépourvue de toute nouveauté.

Gilles Marty

Le taiji quan peut être vécu, lui aussi, comme un art sobre et austère, dépouillé de tout superflu. Comme pour l’architecture, le dépouillement n’y est possible qu’en raison de la justesse de la structure, de ce moins né alors ce plus qu’est l’efficience du mouvement et une grande liberté dans sa mise en œuvre.

功遂身退天之道

持而盈之,不如其已;
揣而銳之,不可長保。
金玉滿堂,莫之能守;
富貴而驕,自遺其咎。
功遂身退天之道。

道德經 9

Emplis ton bol à ras bord et il débordera.
Aiguise ton couteau sans relâche et il s’émoussera.
Cours après l’argent et la sécurité et ton cœur ne s’apaisera jamais.
Soucie-toi de l’approbation des gens et tu seras leur prisonnier.

Fais ton travail, puis retire-toi, telle est la voie du ciel.

Chapitre 9 du Livre de la voie et de la vertu

Less is more semble être le message de ce chapitre du Livre de la voie et de la vertu (道德經 dào dé jīng). C’est une notion qui va à l’encontre des valeurs dominantes de notre société. La plupart des gens passent leur vie à désirer davantage : plus de richesse et de sécurité, plus de possessions et plus d’estime aux yeux des autres. Il est très facile pour nous de tomber dans ce piège, car c’est la façon dont nous avons été conditionnés et socialisés par l’idéologie dominante depuis notre enfance.

Mais Lao Tseu (老子 Lǎo zi – VIe ou Ve siècle AEC) souligne que cela crée souvent plus de problèmes et de souffrances que de satisfaction et d’épanouissement. Plus nous en avons, plus nous avons à perdre. Même lorsque nous réussissons dans le monde, notre satisfaction a tendance à être éphémère parce que nous sommes alors terrifiés à l’idée de perdre ce que nous avons gagné. Et, telle étant la nature de la vie, à un moment donné, nous le ferons inévitablement. Toute tentative de saisir les choses et de créer une sécurité et une permanence durables est finalement vaine, car la vie est caractérisée par l’impermanence et c’est la nature même des choses d’être éphémères.

L’un des principes taoïste les plus évidents dans le taiji quan du grand maître Cheng Man Ching (鄭曼青 Zhèng Mànqīng 1902-1975) est l’importance qu’il donna à la devise investir dans la perte. Investir dans la perte signifie que l’étudiant doit faire confiance à sa capacité à se détendre, à se lâcher (鬆 sōng) et à écarter toute dureté. Investir signifie ici que cela va prendre du temps avant que cela soit efficace ; le maître précisait que l’on investit dans la perte (less) dans le but de faire un profit (more), suivre l’adversaire jusqu’à ce qu’il se mette lui même en échec. Plus l’investissement dans la perte est grand, plus le profit l’est également. Plus l’investissement est petit, plus le résultat est insignifiant.

Ἀταραξία 

Pourtant, Lao Tseu ne suggère pas que nous abandonnions tout ce que nous faisons. Au lieu de cela, il nous conseille de faire ce que nous devons faire, puis de prendre du recul, en restant détachés du résultat. C’est l’essence de la philosophie stoïcienne, ce qui dépend de nous, c’est l’atteinte de l’ataraxie, de l’absence de troubles et de passions, une tranquillité de l’âme, une paix intérieure, que les stoïciens assimilent au bonheur véritable, résidant dans la conformité à l’ordre naturel et divin ; que le sage stoïcien acquiert au moyen de sa vertu première : la tempérance. Faire de notre mieux, mais en reconnaissant que les résultats ne sont pas entre nos mains. Cela élimine une grande partie de la saisie stressante qui peut si facilement gâcher nos vies. Peut-être pourrons-nous alors être en paix et profiter de tout ce qui nous arrive sans essayer continuellement de forcer les choses à être différentes ?

Le relaxation (鬆 sōng) s’applique non seulement au corps mais aussi à l’esprit. Conserver l’état de relaxation en tout moment est le principal objectif de la pratique du taiji quan. Être capable de garder son calme en tout temps est un formidable atout qui ne se limite pas à la pratique du taiji quan mais qui peut s’applique aussi éventuellement à toutes les facettes de notre vie. Quand on étudie le taiji quan, la volonté de reproduire un mouvement, de l’acquérir génère une tension qui peut nous en empêcher, on a fait passer le more avant le less, l’avoir avant l’être.

聽勁

Il me faut apprendre à écouter (聽 tīng). Tīng à le sens d’écouter mais également de suivre d’entendre, de prendre conscience ou de prêter attention ; il existe une autre prononciation de ce caractère 聽, tìng qui signifie écouter mais qui a également le sens de permettre, de laisser la liberté aux choses d’advenir. En fait, il s’agit de rester présent et à l’écoute des sensations dans son corps à tout moment. Le taiji quan étant un art martial, c’est d’être à l’écoute de soi-même mais aussi de son environnement et de son adversaire/partenaire. C’est un état d’esprit global qui dépasse les registres de nos sens communs. D’ailleurs, le caractère 聽 est composé de la clé de l’oreille 耳 ěr mais aussi de celle du cœur 心 xīn. 

Ainsi n’écoute jamais ceux qui te veulent servir en te conseillant de renoncer à l’une de tes aspirations. Tu la connais, ta vocation, à ce qu’elle pèse en toi. Et si tu la trahis c’est toi que tu défigures, mais sache que ta vérité se fera lentement car elle est naissance d’arbre et non trouvaille d’une formule, car c’est le temps d’abord qui joue un rôle, car il s’agit pour toi de devenir autre et de gravir une montagne difficile. Car l’être neuf qui est unité dégagée dans le disparate des choses ne s’impose point à toi comme une solution de rébus, mais comme un apaisement des litiges et une guérison des blessures. Et son pouvoir, tu ne le connaîtrais qu’une fois qu’il sera devenu. C’est pourquoi j’ai toujours honoré d’abord pour l’homme, comme des dieux trop oubliés, le silence et la lenteur. 

Antoine de Saint-Exupéry in Citadelle

La qualité de l’écoute sera un facteur déterminant pour l’efficacité de sa pratique, car c’est celle-ci qui permet de déceler les faiblesses (tensions, blocages, désalignement) présentes dans la structure de son opposant. Mais pour être capable de déceler ces faiblesses, encore faut-il d’abord être en mesure de déceler ses propres faiblesses logées en soi. C’est pourquoi le pratiquant de taiji quan s’efforce d’être attentif et d’écouter constamment à l’intérieur de lui-même, que ce soit lors des exercices de réchauffements, des postures statiques, de la pratique des enchaînements ou de poussée de mains (推手 tuī shǒu). Le développement du concept de l’écoute est un atout considérable qui s’applique à plusieurs niveaux. Ne serait-ce que pour sa santé physique, elle permet de ressentir et déceler les déséquilibres plus tôt et ainsi prévenir plusieurs maux. Au point de vue mental, il permet de prendre conscience des changements physiologiques que provoquent les différentes émotions, comme le stress ou l’anxiété par exemple, et d’ainsi mieux les gérer. Je ne peux générer une puissance d’écoute (聽勁 tīng jìn) qu’en étant (less), calme, silencieux, serein (靜 jìng), c’est cette écoute, cet entendement qui me permettra de comprendre (more) d’une manière sensible et intime la situation (懂劲 dǒng jìn) et d’agir en conséquence.

無爲

De nombreuses pratiques asiatiques se sont développées sur une expertise reposant sur l’articulation de deux principes qui semblent a priori contradictoires lorsqu’ils sont observés du point de vue de l’occident : la culture de soi (修養 xiū yǎng) et l’abandon du soi dans le laisser agir (無為 wú wéi). Les arts martiaux chinois en fournissent une illustration éclairante : à force de répétitions, le pratiquant gagne en compétence et peut progressivement expurger les modalités réflexives de conscience de l’exécution des techniques, au profit de modalités corporelles. Dans leur cas précis, cette conscience corporelle s’enracine dans la sensibilité haptique. L’haptique, du grec ἅπτομαι qui signifie je touche, désigne la discipline qui explore et exploite le sens du toucher et les phénomènes kinesthésiques, c’est-à-dire la perception du corps dans l’environnement. Les techniques émancipées du contrôle de la conscience, une forme d’inconscient moteur est invitée à prendre les rênes de l’action : l’expérience sédimentée qui agit selon le naturel de sa propre spontanéité (自然 zì rán). Et le soi, détaché de la conscience et coextensif à cette habileté acquise (功夫 gōng fu), est redéfini en un sens qui le fait communier avec le fonctionnement des choses (道  dào).

Flow

Parallèlement à la question du non-effort, une autre question pertinente à aborder est de savoir si un engagement cognitif conscient est nécessaire à l’apprentissage des compétences ?

Kee et al., 2021

En n’impliquant pas trop les systèmes cognitifs cérébraux, un pratiquant augmente la probabilité de ressentir un flux sans friction.

On peut interpréter qu’il pourrait y avoir une plus grande probabilité de laisser l’action se dérouler lorsque les compétences sont acquises par le biais d’un apprentissage implicite. À l’inverse, lorsque les compétences sont acquises par un traitement cognitif excessif, une situation stressante peut amener l’individu à revenir au processus cognitif. plus facilement (c’est-à-dire en réfléchissant trop, ce qui empêche les actions de se dérouler librement).

Kee et al., 2021

L’engagement dans une tâche précise (un défi) qui fournit une rétroaction immédiate, qui exige des aptitudes appropriées, un contrôle sur ses actions et une concentration intense ne laissant aucune place aux distractions ni aux préoccupations à propos de soi et qui s’accompagne (généralement d’une perception altérée du temps constitue une expérience optimale (une expérience flow) … Comme conséquence (meilleure performance, créativité, développement des capacités, estime de soi et réduction du stress). Bref, elle contribue à la croissance personnelle, apporte un grand enchantement et améliore la qualité de la vie.

Mihaly Csikszentmihalyi

3 réflexions au sujet de “Less is more”

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