Aspects du tai chi chuan de maître Patrick A Kelly et Huang Xingxian

Article de Patrick A Kelly paru sur le site 9clouds, 2015

Maître Huang Xingxian (1909-1993), né à Fujou (Chine), puis vécut à Kuching, en Malaisie, où il pratiqua et enseigna le Taiji avec une profondeur et une subtilité rarement vues ces derniers temps. Depuis 1973, je me suis formé à son Taiji et j’ai poursuivi en étroite collaboration avec lui jusqu’à sa mort 20 ans plus tard. Dans l’intérêt de ceux qui décident de faire un effort pour suivre ses enseignements, je voudrais transmettre quelques éléments de son style d’enseignement et des détails sur les aspects les plus importants de son Taiji.

Tout au long de sa vie il a constamment affiné et fait évoluer ses méthodes – tout comme son maître, Grand Maître Zheng Manqing, qui se décrivait comme « l’enfant qui ne se lasse pas d’apprendre ». Après avoir travaillé durement pour atteindre sa propre compréhension, Maître Huang n’a pas facilement transmis tout de suite ses méthodes, il préférait donner des conseils, puis laissait les gens réussir ou échouer selon l’intelligence de leur propre pratique. Alors qu’initialement il était méfiant envers les occidentaux, nos relations se sont peu à peu réchauffées, soulignant par la suite à tous que le succès en Taiji était complètement indépendant de la race. Il croyait fermement à l’importance de l’effort personnel en disant, « la vie est difficile et même lorsque nous devenons plus âgés elle ne devient pas nécessairement plus facile, mais la vie permet de développer efforts et progrès qui sont toujours pleinement utiles « .

Bien que Maître Huang ait été un très grand artiste martial dans sa jeunesse, il a écouté son maître Grand Maître Zheng Manqing qui expliquait que le Taijiquan possède à la fois un côté martial et un côté culture interne et disait « l’aspect art martial du Taijiquan est utile mais pas important ». Dans ses dernières années Maître Huang, prévisible, commençait souvent ses longs exposés à ses élèves par, « Taijiquan, bu shi wushu (le Taijiquan n’est pas qu’un art martial) », à d’autres moments affirmant, « j’enseigne le Taiji, pas le Taijiquan. Il est allé plus loin en me déclarant en particulier un soir au dîner : « le Taiji n’est pas important – le Dao est important ». A côté de ce penchant pour la culture interne figurait énigmatiquement son remarquable talent pour les arts martiaux, entièrement testé mais rarement égalé. C’était surtout pour la qualité et la force de son énergie interne (Taiji Jin) que Maître Huang était connu et respecté dans le monde de l’art martial. En fait, j’ai largement parcouru le monde pour rencontrer beaucoup de professeurs de Taiji mais aucun n’avait les compétences martiales de Maître Huang, sauf peut-être le maître de style Wu, Ma Yueliang de Shanghai, gendre de Wu Jianquan. Même dans ce cas, tandis que sur le niveau plus important de l’esprit et au-delà, leur capacité était similaire, au niveau du corps, les mouvements de Maître Huang étaient nettement plus doux et plus subtils.

Qu’est-ce que la puissance interne par opposition à la puissance externe ? Cela peut se comprendre de deux façons. Tout d’abord la puissance externe est tout simplement l’esprit superficiel contractant les muscles avec un certain effort, où les processus subtils qui se produisent, entre la pensée du mouvement et le mouvement en train d’apparaître, sont renforcés et affinés par la répétition de l’esprit, mais en restant à un niveau inconscient. À l’inverse, la puissance interne implique de consciemment renforcer et affiner ces processus intermédiaires d’esprit et d’énergie, tout en accordant une attention minime au renforcement des muscles eux-mêmes. Autrement dit, la puissance externe implique l’utilisation de la prise de conscience et de l’intention (générée par le désir de réaliser) au niveau du mouvement externe du corps, tandis que la puissance interne implique l’utilisation de la prise de conscience et de l’intention (générée par un effort profond et clair de volonté) au niveau du champ d’énergie et des processus subtils du corps (qui produisent le mouvement externe).

De plus, l’énergie interne qui peut être développée comme dans la Grue Blanche est différente de la puissance interne développée par la formation correcte en Taiji. Ceci peut être comparé à la différence entre projeter une lance (Grue Blanche) et tirer une flèche (Taiji). Lors de la projection de la lance avec la puissance interne, les forces et l’énergie sont écoutées et dirigées avec un effort clair de l’esprit et le résultat final est une forte contraction des muscles pour étendre le bras et projeter la lance. Alors qu’en tirant une flèche (ici l’analogie est celle du corps agissant comme l’arc) le corps s‘appuie contre le sol par une combinaison du momentum (à partir de n’importe quel mouvement précédent), de l’inertie (la masse de notre corps et la masse du partenaire) et cette composante des forces des partenaires que nous acceptons (interception). Au cours de ce processus, les muscles s’étirent comme les fibres de l’arc alors que les forces et les énergies sont stockées pendant un court instant dans cette condition élastique, puis relâchées comme pour le tir d’une flèche. Utilisant la prise de conscience subtile pour percevoir et diriger ce processus, cela aboutira à une compréhension profonde du Taiji-Jin élastique.

Lorsqu’il parlait de la forme du Taiji, Maître Huang insistait spécialement sur la détente du corps, l’écoute profonde et l’utilisation du Yi pour diriger les processus subtils et les forces internes du corps et du champ d’énergie (Qi). Parlant des poussées des mains en Taiji, il les liait avec la notion de timing. Timing était le seul mot anglais que Maître Huang utilisait régulièrement dans son enseignement. Il y a un timing dans notre propre corps quand s’y déplacent les mouvements subtils, les forces, l’énergie et l’esprit. Il y a aussi un timing dans l’interaction de ces processus chez le partenaire et en nous-même.

Maître Huang expliquait plus profondément le processus de détente comme ayant 3 phases, relâcher, s’écouler et vider (Sung, Chen et Kung) – le relâchement concerne la suppression de la force externe du corps, l’écoulement, concerne l’apparition des forces internes, alors que vider concerne la direction de ces forces internes depuis une partie profonde de l’esprit lui-même. Comprendre le relâchement du corps c’est assez facile, mais y parvenir à un haut niveau nécessite de nombreuses années de pratique. Après que les muscles se soient contractés pour initier un mouvement, ils se relâchent et le corps se déplace de son propre élan, tombant légèrement sur le sol dans le processus. La deuxième phase, celle de l’écoulement, est plus difficile à comprendre.

Cela ne signifie pas simplement un apaisement du champ d’énergie et du corps pendant que ce dernier presse sur le sol, mais peut-être l’exact opposé – l’intensification et l’émergence de forces élastiques et d’énergie à un niveau plus profond remplaçant la force externe simultanément évacuée par le relâchement du corps. La troisième phase, vider l’esprit, est encore plus difficile à comprendre. Encore une fois, cela ne signifie pas calmer les pensées automatiques superficielles qui envahissent habituellement l’esprit des personnes inexpérimentées, quoiqu’il s’agisse là du début de l’apprentissage externe. N’oubliez pas l’expression taoïste: « le Vide qui est vide n’est pas le vrai Vide. Le Vide qui est plein est le Vide réel». Tout comme le relâchement du corps permet aux forces et aux énergies d’y croître et d’y travailler, alors la concentration sur ces forces et énergies donne naissance au renforcement d’une partie plus profonde de l’esprit (l’Esprit Profond, Esprit vide ou « L’esprit dans l’Esprit ») qui survient progressivement au fil des ans avec la formation adéquate. Puis, de cet aspect plus profond de l’esprit, le Yi prend le contrôle des énergies et des forces subtiles ainsi que du corps lui-même.

Comprendre et pratiquer le cycle des 3 phases du processus de relâchement, c’est comprendre et entraîner l’esprit. Pour initier la pratique de l’esprit, Maître Huang, à la fin de sa vie, parlait explicitement de se fermer à la prise de conscience quotidienne comme lorsque l’on va s’endormir, puis d’utiliser la conscience plus profonde qui apparaît pour gérer l’entraînement interne. L’esprit fonctionne simultanément sur le plan externe d’une vie normale (esprit superficiel au sein du monde physique) et sur chacun de ses 3 niveaux internes (esprit profond dans les niveaux de l’Homme, de la Terre et du Ciel). Au cours du processus de formation interne l’esprit au départ est activé vers l’intérieur et stabilisé à un sens plus profond du corps. Plus tard, il est à l’écoute du niveau intermédiaire des forces qui opèrent dans le corps (Taiji jin élastique). Enfin, il est optimisé pour le champ d’énergie personnel avec ses 3 niveaux – Jing, Qi et Shen. En outre, l’esprit a un triple aspect – Prise de conscience (Dingjin), Intention (Yi) et Intelligence – qui opèrent sur chacun des niveaux ci-dessus. Cela se manifeste à l’extérieur grâce au système nerveux qui détient des nerfs sensoriels (prise de conscience), des nerfs moteurs (intention) et des neurones de traitement (intelligence), ils travaillent tous ensemble pour contrôler le corps physique. Pour mieux comprendre la prise de conscience (Dingjin) à la fois dans le sens de l’écoute sur le premier niveau du mouvement du corps et le niveau intermédiaire des forces internes, il est nécessaire de savoir que tout comme nous avons 5 sens externes (vue, ouïe, odorat, goût et toucher) pour percevoir le monde extérieur, nous avons également des sens internes (qui peuvent être commodément regroupés en 5) pour percevoir notre monde interne. Ces capteurs physiques existants ou extrémités nerveuses sont de différents types – capteurs de douleur, capteurs de position articulaire, capteur d’état musculaire, capteurs de pression et capteurs de température. Les capteurs de température et de douleur ne sont pas directement impliqués durant les mouvements normaux, laissant toutes les actions être régulées (à un niveau subconscient pour les gens non entraînés) par les capteurs de position, d’état musculaire et de pression. Donc, pour entraîner le Dingjin cela signifie rediriger lentement la conscience des 5 sens externes à ces 3 capteurs internes. Les efforts visant à s’entraîner à des positions précises dans la forme de Taiji, se concentrent sur les capteurs de position. On met l’accent sur les capteurs d’état musculaire en s’entraînant aux changements musculaires, initialement en contractant et relâchant, puis plus tard par l’étirement et le désétirement. Initialement pour entraîner la pression des pieds contre le sol et la pression des mains contre le partenaire, et plus tard en mettant l’accent sur les capteurs de pression par les pressions qui se développent profondément à l’intérieur du corps, en particulier dans et autour du bol pelvien et de la taille. L’entraînement sur ces 3 capteurs, entraînera inévitablement de connaître aussi la prise de conscience de la chaleur du champ du corps (souvent confondu avec le Qi lui-même).
C’est une étape encore plus difficile d’acquérir une meilleure compréhension de l’intention (Yi) et de la formation nécessaire à son renforcement et son raffinement. En parlant du Yi Maître Huang citait habituellement l’adage classique : « le cœur » (Xin = noyau profond de l’être, qui n’est pas la nature émotionnelle) génère le Yi (chinois classique = intention ou volonté). Le Yi déplace le Qi. Lorsque le Qi se déplace, le corps suit. En raison de l’augmentation de puissance découlant d’un développement correct du Yi, les méthodes de formation du Yi sont, historiquement, comme l’a expliqué maître Ma Yueliang, « enseignées en secret aux membres des écoles internes des quelques maîtres qui l’ont compris». Entraîner le Yi implique des efforts plus directs que l’entraînement du Dingjin tout comme activer les muscles nécessite plus d’effort que de prendre conscience de l’information sensorielle. Essentiellement, nous renforçons le Yi tout d’abord en se concentrant sur un point au sein du corps et plus tard à l’extérieur, tout en dirigeant notre énergie vers ce point. Pour affiner nous remplaçons le point par une ligne de lumière droite et plus tard incurvée. Pour affiner davantage nous remplaçons la ligne par une sphère changeante, s’étendant jusqu’au bout des bras, voir un peu au-delà, tout en incluant en même temps tous les points et toutes les lignes. Cette sphère finale est l’espace unique dans lequel l’esprit, l’énergie et tous les mouvements possibles du corps fusionnent. Afin d’affiner et d’approfondir le Yi issu des niveaux internes, il est important de se rappeler que le Yi émet depuis le niveau sur lequel la prise de conscience est centrée à ce moment-là.

Le développement du troisième aspect de l’esprit, l’intelligence, sur chacun de ces niveaux est le résultat de l’entraînement de la prise de conscience et de l’intention sur chacun des niveaux. Tout comme un bébé qui apprend à marcher par de grands efforts (demi-conscients) en utilisant (semi-consciemment) la prise de conscience pour surveiller les résultats graduels, développe l’intelligence du corps et par conséquent la capacité de marcher et de se déplacer à l’extérieur de manière complexe, de même en Taiji les efforts conscients (intentions) combinés avec la prise de conscience sur chacun des niveaux construisent l’intelligence sur chacun de ces niveaux. L’Intelligence (compréhension, ou être intérieur) ne peut être travaillé directement, ni grandir convenablement en s’entraînant simplement à la seule prise de conscience. L’intelligence, l’aspect le plus important de l’esprit, se développe uniquement par le biais de l’interaction consciente de la prise de conscience et de l’intention.

Pendant l’entraînement, la forme de Taiji développe la force intérieure. Pour appliquer cette force intérieure, la poussée des mains du Taiji développe la sensibilité. À chaque étape et à tous les niveaux, comme l’intelligence grandit, tout ce qui a été réalisé à l’intérieur de vous-même peut être étendu à travers votre partenaire dans les poussées des mains du Taiji. Parlant des poussées des mains et du timing des processus subtils et des forces (Taiji-jin), Maître Huang a souvent rappelé l’injonction classique : Chan, Lien, Nian, Sui – bu tui, bu ding. Cela peut se traduire par Toucher, Connecter, Fusionner et Suivre – ne pas résister, ne pas lâcher. Alors que cela s’apprend mieux par la pratique physique avec ceux qui comprennent eux-mêmes, je peux souligner que « Toucher » correspond au mouvement et à l’état musculaire de contraction, « Connecter » correspond au relâchement et l’état musculaire de détente, « Fusionner » correspond à l’écoulement et à l’état musculaire d’étirement, tandis que « Suivre » correspond au « Vide » et à l’état musculaire de dés-étirement. Ces 4 pris ensemble avec ‘tui bu, bu ting’ forment les 5 éléments (Wuxing).

Les meilleurs remerciements que nous pouvons offrir à Maître Huang pour ses énormes efforts dans la diffusion et le développement du Taiji est de raffiner, faire évoluer et répandre ses méthodes. J’espère que mon petit résumé sur certains des aspects plus profonds de son enseignement peut aider à stimuler cela. Le Taiji est un art taoïste de grand raffinement. Ne perdez pas cette tradition profonde – que ce soit comme un art physique pour se défendre, comme un art de santé permettant la circulation des fluides et de l’énergie ou comme un art élevé de développement spirituel menant à l’immortalité dans les royaumes intérieurs. Si vous me demandez si mes 40 années de pratique confirment cette possibilité de l’immortalité, alors je dois répondre que c’est tout à fait vrai, théoriquement accessible à tous, mais concrètement disponible seulement à ceux qui sont prêts à faire l’effort toute leur vie durant, tout en recevant la guidance correcte – suivant ainsi sur le Chemin emprunté par maître Huang les traces qui s’estompent.

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