L’arc et le pinceau
Extraits
Patiemment, Yuxi lui a expliqué que toutes choses du monde sont lisibles selon un certain ordre, et que cet ordre inapparent, qui n’est rien moins que la condition d’existence des choses, se retrouve partout. C’est ainsi qu’il existe cinq agents (le Bois, le Feu, la Terre, le Métal et l’Eau), cinq orients (l’Est, le Sud, le Centre, l’Ouest et le Nord), cinq notes de musique, cinq vertus cardinales (l’humanité ren , le sens des Rites li , la confiance xin , le sens du devoir yi et l’intelligence zhi ), cinq viscères principaux (le foie, le cœur, la rate, les poumons et les reins), cinq sentiments (la colè re, la joie, la concentration, la tristesse et la peur), cinq saveurs (l’acide, l’amer, le doux, l’âcre et le salé), et la liste peut s’allonger indéfiniment dans tous les domaines imaginables. La graphie archaïque du chiffre cinq, un grand X encadré de deux traits horizontaux, évoque à la fois l’idée de circulation et l’importance du centre. Tout ce qui se trouve classé par cinq est donc englobé sous une loi commune qui en manifeste l’analogie profonde. Le cinq, dont la portée est on le voit universelle, est par ailleurs mis en rapport avec l’éducation.
Ivan P. Kamenarovic in Itinéraire d’un lettré chinois
‒ Est-ce en vertu de ces correspondances, demanda un jour Xiaoyi, que la pièce d’honneur de la maison est orientée face au Sud, qu’à table la place d’honneur est aussi face au Sud, et que la porte principale de la ville est la porte centrale de son côté Sud ?
‒ Exactement. Tu mets là le doigt sur ce qu’ont en commun la maison, la table et la ville. Un petit enfant, un animal peuvent ne pas s’en apercevoir, mais un humain accompli ne saurait l’ignorer sans tomber soit dans l’incohérence de la sottise, soit dans la violence de la barbarie. La table se trouve dans la maison, celle-ci à son tour est située dans la ville, elle-même insérée dans un pays. Il n’est donc pas étonnant qu’il existe des analogies entre les trois. De même, les règles qui président au fonctionnement harmonieux de notre corps sont analogues à celles qui permettent à notre famille de fonctionner harmonieusement. Elles sont analogues aussi à celles grâce auxquelles à son tour la société toute entière fonctionne harmonieusement. Nous étudierons ensemble des textes qui montrent tout cela. » Et Yuxi d’expliquer
Ivan P. Kamenarovic in Itinéraire d’un lettré chinois
Présentation
L’époque des Tang (618-907) a brillé en Chine d’un éclat inégalé, et le très long règne de l’Empereur Xuanzong, de 712 à 756, passe aux yeux de beaucoup pour un âge d’or. La généralisation du système des examens, destiné à recruter une élite sur une base assez large, a entraîné un brassage social inconnu auparavant. Elle a aussi permis à l’éducation de reposer sur un socle commun, par-delà les différences sociales, géographiques ou religieuses.
Pour nous faire pénétrer dans cette société raffinée, Ivan P. Kamenarovic’ met en scène la formation de trois garçons issus de milieux divers : l’un vient d’une famille de lettrés-fonctionnaires, l’autre est un jeune aristocrate, le troisième est socialement sans position. Ils n’ont évidemment pas les mêmes points de vue sur le monde qui les entoure, ni sur l’avenir qu’ils espèrent, mais ils s’initient ensemble au maniement de l’arc et aux subtilités du pinceau. À travers l’itinéraire de ces trois garçons depuis leur apprentissage de l’alphabet jusqu’à leur premier poste, l’auteur raconte la vie quotidienne d’une civilisation à son apogée, qui a essaimé notamment en Corée, au Viêt-Nam, au Japon et dont les traces ne s’effacèrent plus.
Docteur en Philosophie, diplômé de chinois aux Langues’O, enseignant à l’université, Ivan P. Kamenarovic est l’auteur de nombreuses traductions du chinois classique et de plusieurs ouvrages de sinologie. Il a publié notamment aux Belles Lettres La Chine classique dans la collection des Guides des civilisations.
Les enfants des lettrés chinois avaient bien de la chance : un professeur privé leur apportait la culture à domicile. C’est l’opportunité que nous offre Ivan Kamenarovic en nous faisant partager les leçons de trois jeunes garçons venus d’horizons différents telles qu’elles étaient dispensées à l’époque des Tang (618-907). En leur compagnie, nous apprenons la signification des grands textes de la culture classique confucéenne. En écoutant les réponses graduées de leur maître à leurs questions, nous comprenons pourquoi la formation lettrée consistait aussi à apprendre à « peindre des poèmes et écrire des peintures », à jouer de la cithare, à tirer à l’arc, chaque discipline contribuant à percevoir « les correspondances mystérieuses qui tissent un lien entre les choses », de manière à rendre le monde plus harmonieux. À l’issue de ce parcours didactique, nos trois compagnons d’études sont devenus des lettrés accomplis brillamment admis au Collège des Fils de l’État. Nous les quittons avec regrets car, grâce à ce livre agréable, intelligent et finement documenté, ils nous ont familiarisés avec cet univers des lettrés qui fut si longtemps, et reste toujours, l’âme de la Chine.
Cyrille J.-D. Javary in Le Monde des Religions