Lors d’un voyage à Edo pour accompagner son seigneur chez le shogun, un maître de thé fit la demande de prendre une demi-journée de congé afin d’aller visiter cette ville magnifique dont il n’avait encore jamais exploré les merveilles. Par contre, ne trouvant aucun samouraï de la garde de son daimyo pour l’accompagner, les rues de la ville étant reconnues pour être quelque peu mal famées, l’homme de thé se trouva fort embarrassé. Il faut noter qu’à cette époque, si un samouraï se sentait vexé de quelque façon que ce soit par un homme d’une classe inférieure à la sienne, le guerrier avait droit de vie ou de mort sur le pauvre homme. L’impasse fut résolue par une drôle d’idée de la part d’un des conseillers du seigneur : pourquoi ne pas déguiser l’homme de thé en samouraï ? Habillé ainsi des armes du daimyo Tosa, personne ne penserait à chercher noise à un homme représentant un clan si puissant. L’idée fut adoptée, et le frêle homme paré des armes et armoiries de son seigneur.
En déambulant dans la ville, l’homme de thé prenait plaisir à lire la crainte dans les yeux des roturiers et le respect dans celui des guerriers, jamais auparavant on ne l’avait regardé ainsi. Pourtant, bien entendu, le danger n’était pas bien loin. Depuis quelques temps déjà, un ronin, un samouraï sans maître, observait ce drôle de guerrier qui semblait flotter dans son armure. Le fourbe guerrier décida donc de tenter sa chance, se disant que s’il provoquait ce samouraï qui n’en semblait pas un et déshonorait ce frêle guerrier, il pourrait se faire engager à sa place ou recevoir une jolie somme pour taire l’affaire. Profitant de l’inattention de l’homme de thé, les yeux perdus dans les étals des échoppes, le ronin se mit en travers de son chemin, laissant le maître de thé le heurter. Le guerrier sans maître s’offusqua de la manière effrontée dont l’homme de thé déguisé l’avait bousculé et ordonna de régler le litige par le sang et le sabre.
Catastrophé à l’idée de devoir dégainer un sabre qu’il ne savait aucunement manier, mais conscient qu’il ne pouvait se défiler sans plonger son seigneur dans le déshonneur, l’homme de thé demanda un sursis à son adversaire, prétextant qu’il était en mission pour son maître et que mourir sans accomplir son devoir serait un trop grand déshonneur à subir. Ce délai accordé, l’homme de thé se rua dans l’école de sabre la plus proche et expliqua sa situation au maître d’armes. Au grand dam de l’homme de thé, celui-ci éclata de rire et lui dit qu’il possédait la mentalité qui manquait à tous ses disciples qui ne venaient prendre des leçons que dans l’espoir d’acquérir plus de puissance, alors que lui possédait la détermination à mourir dans l’honneur. Les longues années de pratique de Cha no yu du maître de thé avaient imprimé en lui une grande sérénité qui le laissait humble même face à sa fin prochaine.
L’homme de sabre avoua à son invité qu’il était lui aussi un grand amateur de la cérémonie du thé et qu’il aimerait bien observer son talent à l’œuvre lui affirmant qu’après cela, il serait plus apte à le conseiller sur le maniement du sabre. Bien heureux de pouvoir pratiquer une dernière fois son art, le maître de thé accepta la proposition. Au cours de cette cérémonie, comme à chaque fois, l’homme entra dans une concentration sans failles, oubliant tous les soucis de la vie extérieure, de même que le péril qui pesait sur son existence. Ses gestes étaient fluides, dansants et éblouirent son hôte par leur harmonie. Comblé, le maître d’arme le convia dans sa salle d’entraînement pour lui prodiguer ses conseils.
Il lui expliqua que lors d’un duel, il devait saluer son adversaire avec un grand respect, de la manière dont il accueillait ses invités lors d’une cérémonie. Ensuite, il était alors important de retrouver le même état de sérénité et de concentration que lors de la pratique de son art. Il pourrait alors dégainer son sabre et le placer bien haut au dessus de sa tête en gardant les yeux mi-clos. Lors du cri de son adversaire signifiant l’exécution de son attaque, il devait alors abaisser son arme le plus rapidement possible afin de tenter de blesser son adversaire lorsque celui-ci lui porterait le coup fatal…
Armé de sa détermination et des conseils du maître d’armes, l’homme de thé se présenta à son funeste rendez-vous. Voyant son adversaire s’avancer, il s’inclina profondément et se recueillit. Il ferma à demi les yeux et dégaina son arme comme le lui avait montré son maître puis il attendit, impassible, le cri de son adversaire lui indiquant quand baisser sa lame et quand mourir dignement. L’attente fut longue, trop longue. Le poids de l’arme commençait à faire trembler ses bras lorsqu’il rouvrit les yeux. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il aperçut le ronin s’éloignant sous la risée des badauds. Celui-ci s’était vite rendu compte que son adversaire était plus coriace qu’il l’avait d’abord cru. Aucune de ses feintes ou tentatives d’intimidation n’avaient perturbé la concentration de celui-ci, révélant ainsi une maîtrise du sabre dépassant fortement la sienne. Vaincu, il ne put que sauver sa peau tout en laissant son honneur derrière lui.