Un jardin à Corfou

Un texte d’Yvonne Pagniez paru dans la Revue des Deux Mondes le 15 avril 1937

La gardienne nous a ouvert la grille, et remis un petit bouquet de cyclamens sauvages, avec des sourires, une avalanche de kyrie, de kyria, et des salutations profondes. Vous êtes dans le parc de la villa Mon Repos qui fut, au temps de l’occupation anglaise, la résidente d’été du gouverneur. Suivez d’abord l’allée centrale, empierrée d’affreux petits cailloux. On y marche parmi les rais dansants de la lumière qui se ramifie à l’infini là-haut, très haut, dans le toit de feuillage, dense et caréné comme une voûte de cathédrale.

Vous atteignez d’abord un reste de parterre : massifs enflammés de sauges, palmiers en ligne, quelques figuiers tordus.

Mais bientôt, sur la droite, une sente envahie d’herbes vous mène au cœur du merveilleux jardin. Il faut passer entre deux rangées d’eucalyptus très vieux, très grands, et semble-t-il plus fragiles que jamais. Ils ont des attitudes bizarres d’arbres fatigués et capricieux. Leurs troncs de bois rosé, dont l’écorce s’en va par grandes effilochures, s’inclinent en tous sens, laissant pendre au hasard de longues chevelures bleutées, qui font un bruit de papier quand on les écarte en travers du chemin.

Étrange cohorte d’invalides qui nous accueille en double haie, avec des gestes figés de bras roses, des raideurs obliques, d’inimaginables torsions qui les lient parfois deux à deux, troncs enroulés comme des serpents qui se battent, deux serpents d’aubier musculeux, qui sous la branchée mal venue ont l’air de s’abriter du soleil avec de comiques petits parasols aux formes biscornues.

Les arbres ne se gênent pis ici. Ils ont l’air de s’ébattre à l’aise dans ce parc montueux et plein de soleil, où nulle toi ne les oblige à s’aligner, à se former en haies ou en rideaux, à se grouper par essences. Un désordre charmant règne dans ce peuple sylvestre, divers et sans façon, qui se mêle à plaisir par les vallons et les terrasses et les prés d’herbe courte de ce libre domaine.

Suivons maintenant ce petit chemin dur qui zigzague parmi les graminées roussies, au long d’une pente très ombra-gée. Le sol résonne sous nos pas,, malgré le tapis clairsemé des aiguilles de pins, glissantes comme du verre, qui couvre les affleurements du roc et ces turgescences des racines d’oliviers qui crèvent la terre par places, et qu’on ne distingue pas du granit.

Les arbres nous entourent de leurs parois vivantes où filtre partout la lumière. Ils sont nombreux en cet endroit. Épaisseur mousseuse des pins laricius, qu’on dirait tout en or, avec des pommes d’ambre en suspension dans la bruine éclatante de leur feuillage. Arbousiers couverts de petites arbouses rêches fardées de jaune et de rouge. Grande masse droite des cyprès, qui font une ombre plus dense et qui sent les aromates d’Orient.

Des ronces teignent le talus chaud où elles s’accrochent des taches écarlates de leur feuillage enluminé déjà par le proche automne, et du noir pourpré de leurs petites morules juteuses. Et toujours des oliviers ; l’arbre familier de l’île, l’arbre aux mille visages, et toujours pathétique. Au sommet d’un mur gazonné qui nous domine un peu, en voici un,, tout chenu, penché sur le vide, qui a perdu sa tête ; il se termine en haut par des hachures de bois mort ; et une seule branche jaillit près de la blessure, de biais, si vieille et sèche et anguleuse sous sa pauvre chevelure toute rongée de lichen gris qu’on la dirait prête à casser.

A côté, deux oliviers qui se ressemblent, dont le tronc droit s’achève en lourdes branches jumelées, toutes rayon-nantes de rameaux plus jeunes, fuselés, mais raides aussi, et crispés comme des doigts, parmi la masse cascadante des feuilles.

Un autre s’est campé solidement sur ses deux pieds au bord du chemin. Deux pieds aux muscles durs, dont les ongles ont fouillé le sol ; et il étale impudiquement son ventre grand ouvert, que des lézards, filant parmi les pellicules de bois sec, font résonner comme une boite à musique.

Puis la vue s’élargit. Le sentier, encaissé dans l’épaisseur des parois végétales, s’aère, s’ouvre de toutes parts. A travers le réseau des aiguilles de pins, qui treillagent le lumineux espace, on aperçoit la mer, du môme bleu que le ciel, radieux et lisse, un peu clissée seulement, très peu, au ras de la falaise qui dévale sous nos pieds, traversée de quelques rayures plus intenses là-bas, devant les taupinières roses d’Epire qui arrondissent leurs mamelons réguliers sur plusieurs plans de profondeur, le long d’une muraille dominante, très droite et ravinée, qui coupe le ciel à l’horizon de sa masse plus vapo-reuse et plus grise.

A droite, vers l’intérieur de l’île, des prés s’étalent, pleins de creux et de bosses, brûlés par le soleil de l’interminable été, plantés d’oliviers qui ont l’air de tenir un concile sur leurs buttes de gazon. A la fois débonnaires et tragiques, leurs silhouettes, — dans la chaleur qui monte avec le soleil, qui fait vibrer l’air et se charge toujours plus de parfums résineux et d’aromates, — parfois vous inspirent une sorte d’inquiétude.

Je me suis couchée dans l’herbe, au milieu des arbres centenaires. Quelques moutons noirs et blancs, autour de moi, paissent à petits pas entre les troncs couleur d’ossements séchés. Là, tout près, parmi les graminées folles qui ne remuent pas, car aucun souffle ne vient troubler la tranquillité merveilleuse de l’atmosphère, les ruines d’un petit temple antique s’éparpillent dans un rectangle pierreux : fragments de colonnes debout ; chapiteaux doriques renversés sur le sol, écornés dans leur chute, et qui semblent craquer de soleil, comme ces fruits d’automne, presque trop mûrs, dont ils ont pris l’ambre ardente. On n’entend aucun bruit. Solitude des arbres et des pierres dans la grande exaltation lumineuse de la chaleur.

Un lézard court sur le marbre brûlant. Sans faire un mouvement, pour ne pas l’effrayer, je suis son petit manège silencieux. Il file sur le rond du fût, si rapide qu’on aperçoit tout juste un éclair verdâtre. Et tout à coup, le voilà qui s’arrête, intrigué sans doute par quelque insolite bruissement, car on dirait qu’il écoute. Il s’est plaqué, soudain immobile, contre le grain de la pierre, auquel son corps menu semble adhérer. On le prendrait pour quelque brindille végétale, n’était la pulsation vivante qui fait battre à coups précipités sa petite gorge blanche tendue par l’attention. Puis, d’un trait, il repart, aussi preste et souple, besognant de ses minuscules pattes écartées, qu’il manœuvre comme des avirons. Il a tout de suite disparu dans une fente de colonne, au bord de laquelle, une seconde, on voit frémir sa queue.

Et comme tout reste tranquille dans les graminées hautes qui demeurent droites sur leurs tiges de paille, sans un frisson des antennes cuivrées, au bout de quelques minutes, une tête plate surgit hors du trou, grosse comme un chaton de bague, prudente, toute prête à rentrer dans l’ombre, avec deux yeux dorés, et la pointe fourchue d’une petite langue noire, impa-tiente, qui darde et se rengaine infatigablement.

Comme il fait bon s’abandonner à la demi-torpeur de ce bel été qui va finir ! Suivre des yeux, sans penser, l’affairement d’une petite bête de soleil parmi les pierres brisées qui jonchent le sol, tout au bord de la falaise qui domine la mer éblouissante !

Au-dessus de moi, un très vieil olivier fait une pluie d’ombres menues ; petits morceaux d’ombre bleue ou verte, que découpe l’étourdissante lumière, qui tombent d’aplomb, — car c’est bientôt midi, — sur les branches noueuses, sur le tronc en masses de cordages déroulés en spirale, dont l’écorce est plus blanche aux endroits que touche le soleil …

Un souffle a passé, le vent se lève là-bas, du côté de l’Hellade. Et cette ombre qui remue sur l’arbre lui-même, lui prête une vie étrange, sous l’étincellement bleu du feuillage transpercé. Tous les arbres assemblés ont frissonné en même temps, comme s’éveillant d’un long sommeil.

Et quand on voit la mer qui bouge entre les troncs penchés, avec ses petites rides, sa poudre de soleil, on est saisi par la magie de cette présence, par cette vie innombrable et unique qui anime les choses, les êtres, les plus humbles petites créatures mêlées au sol ou à l’épaisseur des feuillages. Nulle part comme dans un coin d’univers où la spontanéité des forces de la nature nous enveloppe et nous berce, nous ne sentons s’exalter à ce point, s’aiguiser jusqu’à la souffrance toutes nos facultés sensitives. Nulle part l’esprit ne vaque aussi agilement à ses pensées. Non certes à quelque vain jeu d’abstractions. Mais à cette quête anxieuse et passionnée d’idées qui ont en nous leurs attaches de chair.

Dans ce midi brûlant, qui d’abord nous enveloppait de la torpeur des choses, quel sursaut maintenant de forces inconnues, qui nous parlent de partout, de tous ces êtres proches et fraternels, de tout ce qui s’épanouit dans ce jardin sous la splendeur du ciel l Je me sens en communion étroite avec le concile des arbres. Je vais de l’un à l’autre des oliviers chenus, écoutant de chacun son histoire.

Celui-ci se penche, angoissé. Sa ramure est trop lourde pour le pauvre tronc creusé de rides en zigzags, qui se gonfle, se rétracte, se tord, comme en efforts désespérés, faisant éclater l’écorce par grands morceaux qui laissent voir en s’écartant l’aubier plus clair et lisse, mais figé dans le même mouvement sinueux de muscle en travail.

Celui-là aussi, perché sur le talus herbeux, n’est que tension, longs muscles en saillie, dépouillés, nus, impressionnants de sursaut ou de souffrance.

Et cet autre, au-dessus de la racine en serre de monstrueux oiseau, est un paquet de muscles enchevêtrés, brouillés, noués de nœuds terribles, d’où s’élance, comme d’une assise puissante, un fût resté svelte, presque droit jusqu’à la racine des branches, où il s’incurve pour porter sa ramée sur le haut de son dos.

Puis il y a les faibles, les rachitiques, tout repliés, ratatinés sur eux-mêmes, avec des membres mal venus. Ceux qui ont maigri, dirait-on, et dont l’écorce trop lâche, aux écailles dures pourtant comme la pierre, se roule en spirale tout autour du tronc. Il y a les infirmes, au corps grêle chargé de verrues, de turgescences éclatées dont l’intérieur pourrit. Un goitre pend, énorme, lourd de bois noir, avec une fistule au centre.

Et il y a les monstres, tout un assortiment de monstres qui évoquent des formes animales, d’étranges constructions, des schémas anatomiques. Des racines en pattes griffues, poilues de mousse, tachées de lichen, qui s’agrippent au sol rocailleux où l’on voit mordre le blanc des ongles. Une poulpe géante ossifiée dans sa saisie de proie, sur qui pose, surprenante dans ce décor, et couronnée de feuillage, une colonne torse du Temple do Jérusalem.

Trois, quatre fûts accolés s’élèvent de racines communes, et comme ils sont droits, et troués de part en part d’innombrables blessures, ils dessinent tous ensemble une tour de bois à jour. Tandis que ce groupe de troncs tors, sortis aussi d’une même souche, n’est qu’enlacements, bousculades, saillies de hanches, enchevêtrement désordonné de bras. Et cet animal étripé, dont les entrailles, épandues verticalement, sont devenues de pierre sous un beau parapluie de feuilles frissonnantes. Et ce serpentement de souches sur le sol, en paquet de vipères, qui se redresse tout à coup, et fuse obliquement en un tronc douloureux, tordu sur lui-même, crispé à la cime sur une lourde branche feuillue qu’il porte avec peine et qui l’arrose de reflets.

Tout cela vit, vit de petites ombres qui remuent, qui font sensibles, comme frissonnant secrètement, ces invalides de bois. Ils nous émeuvent. Leur détresse, cette empreinte sinistre que le temps a mise sur chacun d’eux, tant de souffrance figée, de crispation qui ne peut plus se détendre, — dans le lourd midi qui flambe au-dessus de nous, qui fait passer des souffles brûlants, trop parfumés, sur le gazon roux et dans les feuilles d’argent, — c’est comme le cri de la nature qui répond à notre intime anxiété.

Pourquoi ce tourment de l’heure qui passe, cette sensation aiguë de la fuite ? Les minutes admirables qui coulent dans les doigts, qu’on voudrait saisir, et qui ne laissent rien ! Le déchirement de toute cette splendeur qu’on voudrait arrêter, éterniser, mais qui s’en va inexorablement, ou plutôt qui nous laisse partir, glisser sans avoir rien à quoi se prendre, vers le grand trou noir de demain ! Angoisse.

Ce soleil allumeur d’incendie n’a-t-il pas dépouillé de nous l’enveloppe brillante et protectrice, ce « divertissement s dont parlait Pascal, qui étouffe le battement de l’heure en marche vers la mort ? N’a-t-il pas mis en montre, — ayant brûlé l’entour dans le grand brasier où tout ce qui vit dans ce jardin semble par trop de lumière réduit à l’essence, —n’a-t-il pas brutalement dévoilé cette inquiétude qui est au rentre de nous, cette attente nue de la fin, qui est aussi désespérée, dure de relief, inexorable, que ces vieux troncs penchés, tout tordus par le temps ?

Comme cela peut faire mal, ce décortiquement de l’être dans l’heure lourde qui brûle !

Et pourtant, il y a le bruissement jeune des feuillages, le jeu des reflets dans leur épaisseur bleue, ces quelques oiseaux épars que la chaleur n’a pas fait taire, et qui laissent tomber des notes fraîches connue une pluie.

Il y a, entre deux oliviers tourmentés, un yucca en fleurs, tout tremblant de clochettes, comme ces hampes ensonnaillées d’argent qu’agitent les enfants de chœur dans les églises orientales. Et cette fête de la lumière ! Tant de gloire de soleil autour des branches torturées !

Charme unique de Corfou. Je crois que son secret tient dans ce mélange inexprimable de joie triomphante et de tristesse.

Profondeurs limpides de l’atmosphère ; matins où l’un trempe comme dans une fontaine ; lever radieux des monts roses qui jettent à la mer leurs nocturnes mousselines ! Et dans le même soleil, tantôt jeune, tout en hymne au jour naissant, tantôt pesant sur la terre qui se met à embaumer, les oliviers pâles figés dans leur souffrance, les cyprès en deuil qui font songer à des cimetières : la vieillesse et la mort.

Le jeu de la fortune, qui les joignit sur le même sol, a fait les deux muses de Corfou étrangement expressives de son âme : Nausicaa, Elisabeth d’Autriche. La vie montante et celle qui descend ; la joie en fleur, et la mélancolie de ce qui finit. Peut-être est-ce à cette courbe entière du destin qu’y dessine le souvenir de deux femmes attachantes, que nous devons dans cette île une si grande richesse d’impressions.

Nausicaa.

L’aube fraîche. Le bougainvillier séchant sa rosée au mur blanc de la villa… L’adolescence heureuse. L’essaim doré des désirs qui bruissent comme une ruche close. Les espoirs en gerbe qu’on porte les bras pleins, avec l’illusion charmante de les voir tous fleurir… Nausicaa fouettant ses mules dans la vallée de Ropa, où les grands maïs roux tout ruisselants d’aurore, les acacias jaunissants, les pêchers qui deviennent roses, font cortège à sa jeunesse.

Élisabeth.

L’après-midi orageuse sous les oliviers accablés de chaleur, parmi les conifères qui laissent choir leur arome. Une vallée peuplée d’arbres tourmentés, où le soleil brille. Une coulée de cyprès sur une pente, vers le soir, avec la mer qui bleuit au loin, et des asphodèles dans le gazon… La tristesse d’avoir vécu. Ces renoncements qu’on sème à chaque tournant parce que vivre, c’est toujours choisir entre des possibilités, et que notre brassée d’espérance s’en appauvrit à tout instant. Et les déchirements, et l’angoisse !… L’impératrice en robe noire, allant boire à la fontaine du Platano, où son nom demeure gravé sur la pierre, sous l’arbre immense qui regarde un admirable horizon, et dont l’ombre souvent abrita sa fatigue, après ses grandes marches désespérées.

L’île d’Alkinoos et de Nausicaa, qui fut trois mille ans plus tard le refuge d’une souveraine en rupture de trône, offre à nos méditations des thèmes dont la contrariété nous étonne.

Pourtant, une harmonie douce enveloppe ces contrastes. Les paysages, ici, n’ont rien de heurté. Le bleu hésitant des olivettes, la teinte sourde des cyprès, les nuances d’aurore et de nuée des montagnes lointaines, font une orchestration sans éclat, d’un charme infini, qui ôte au sentiment toute démesure. Le registre est ample des yeux et de l’âme, dans ce pays du rêve, et la délicatesse des nuances y semble presque inépuisable.

Il y manque les notes vigoureuses : l’accent d’airain des cloches de cathédrale ; ce que le désert, les cimes glacées dans le dépouillement de l’espace, la mer, le vent furieux éveillent en nous de mâles harmoniques.

II y manque l’Héroïsme.

L’héroïsme : cette seule échappée que nous offre la vie à l’angoisse qui nous ronge. La levée en nous d’une force qui rit du temps, et se moque de ce qu’il détruit, parce qu’elle est la joie. Une force qui bouscule ces faux bonheurs où nous nous divertissons, et dont la fragilité nourrit notre inquiétude. Qui nous donne, dans l’oubli de tout ce qui n’est pas ce à quoi l’on se dévoue, ce sentiment de libération, de liens qui tombent, cette prodigieuse impression de vol dans l’espace, parmi les chants de délivrance qu’appelait la détresse de David, et qui est l’âme éternisée de la jeunesse.

Il est une autre voie, pour ceux que ne rebutent point les dures montées et les défilés pleins de ténèbres, soutenus qu’ils sont par un désir plus haut que le monde; il est une autre voie que celle qui mène, par de successives déceptions, de la jeunesse comblée de Nausicaa à cette indigence du cœur qui nous émeut chez une grande dame déprise de la vie parce qu’elle n’en a pas vu la débordante richesse.

Avant de quitter le jardin, allons errer en ses coins écartés. Il est un lieu plus abandonné, à la lisière du parc, d’où l’on ne voit ni la mer ni les montagnes. On y est environné de cactus et de menthes sauvages qui, à cette heure, embaument follement.

De l’autre côté de la haie basse qui forme ici la limite du domaine, un monastère très pauvre, tout petit, cuit au soleil sur une terrasse en contre-bas. La muraille du corps de logis, crépie d’un blanc si intense et lumineux qu’il vous jette aux yeux des gerbes incandescentes, se flanque à mi-hauteur d’un promenoir rustique, en bois bruni, qui s’écaille et se déforme de vétusté.

A gauche et en retour, la chapelle, blanche aussi, hausse, à peine plus haut que le mur étincelant où elle s’appuie, son campanile et sa neigeuse coupole. Il en sort un chant triste, une lente mélopée religieuse assourdie par la pierre, bien distincte cependant, et qui s’en va dans ce grand silence éblouissant en nappes égales, ondées comme une mer calme. C’est dimanche, et les moines grecs célèbrent l’office, dans leur rite oriental qui est interminable et monotone. On entend, dans l’ombre devinée du sanctuaire, se soulever les Kyrie, lamentés en solo sur le même ton toujours, à fendre l’âme, puis repris en chœur, indéfiniment, par des voix qui ont l’air de pleurer, et que déchire de temps à autre une note aigus, toute grelottante.

Au pied du couvent, un minuscule jardin, un jardin de curé, minutieux, symétrique, foisonne de fleurs éclatantes, de fleurs en buissons et de fleurs en grappes, dont le rouge avive encore le rayonnement immaculé de la muraille.

Il n’y a personne dans ce jardin. Personne sur le promenoir délabré où le petit auvent de bois jette une ombre nette sur le balcon qui se gondole et les piles mal équarries. Personne que moi-même dans ma retraite de cactus et d’herbes.

Rien que le soleil. Le tranquille éblouissement du petit couvent au jardin fleuri de rouge. Et cette psalmodie qui s’échappe de la coupole, qui évoque par son rythme le balancement sans fin, dans la lumière des cierges, des hauts bonnets des popes voilés d’étamine noire, et des tiares incrustées d’icones.

Quelque chose d’extraordinairement paisible est suspendu dans l’air, dans la grande clarté dévorante de cette heure qu’on s’imagine ne devoir jamais finir, immobilisée, dirait-on, devenue éternelle dans sa magnificence. Et l’on goûte le charme d’être ainsi toute seule, dans un coin perdu très loin du monde, où crissent les cigales dans l’herbe surchauffée, où les menthes embaument, où l’on entend chanter derrière des murs de neige un chœur doux et triste de moines fantômes.

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