Aux origines des idéogrammes

Dans l’optique occidentale, d’un côté l’apparition de l’écriture est présentée dans les différences mythologies indo-européennes comme un don divin, de l’autre elle marque la frontière entre préhistoire et histoire. En Chine, on ne trouve pas cette disjonction : les récits de la naissance de l’écriture évoquent celle-ci comme un processus de civilisation et surtout comme le produit de l’observation attentive de modèles naturels. La mythologie chinoise place à l’origine de l’écriture deux personnages. L’un, on l’a vu, est Fu Xi, qui « invente » les trigrammes du Yi Jing en recopiant des groupes de lignes apparus sur le dos d’une tortue. L’autre est Gang Jié, un ministre de l’Empereur Jaune qui avait deux paires d’yeux et qui, grâce à ce don de double vue, aurait eu un jour, en contemplant les traces que des oiseaux venus boire laissaient avec leurs pattes dans l’argile humide, l’idée de l’écriture comme un assemblage de lignes témoignant du couplage entre une présence et un moment.

Les deux récits de Fu Xi et Cang Jié ont un point commun essentiel : l’un et l’autre montrent des humains donnant du sens à des lignes apparues ou produites par des animaux. Dans le cas de Fu Xi, l’animal est explicitement une tortue ; dans celui de Cang Jié, ce sont des oiseaux qui en touchant le sol de leurs pattes font apparaître les lignes auxquelles le ministre va donner du sens. Pour un observateur attentif, la patte d’un oiseau, mince et sombre, produisant des lignes à la suite d’un mouvement vertical dirigé vers le bas, n’est guère différente, analogiquement parlant, du tison brûlant que l’officiant pose sur une carapace, y produisant une fissuration.

Cyrille Javary in La Souplesse du dragon
Illustration extraite de Jia Gu Wen Xuan Du (choix de lectures commentées de textes sur os et carapaces divinatoires), compilé en 1960 par le Pr Li Pubian et édité en 1981 par les Éditions universitaires Huon Dong Shi Fan Da Xue Chu Pan Shi, Shanghai.

Pour comprendre ce qui s’est tramé dans l’esprit des Chinois lorsqu’ils inventèrent l’idéographie, essayons de nous placer dans la situation des archivistes de l’Antiquité lorsqu’ils avaient à noter le résumé de leurs opérations oraculaires. L’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît. Comment, par exemple, après avoir mentionné le nom de l’officiant et celui du jour, écrire la phrase : « A procédé à une opération oraculaire » ? La réponse est un nouvel exemple du fonctionnement analogique de l’esprit chinois. Dans la mesure où l’opération oraculaire consistait à faire apparaître une fissure en forme de T couché à l’aide d’un poinçon sur la même carapace. C’est ainsi que naquit le caractère 卜 bǔ, qui aujourd’hui, trois mille ans plus tard, signifie toujours « pratiquer une opération oraculaire ». Entre le mot et la chose, la distance est ici extrêmement mince. Le support est le même, les outils employés se ressemblent, la dynamique du geste, un mouvement vertical de haut en bas, est quasiment équivalent et au final le résultat est identique : un T couché. Où est la différence alors ? Dans le fait que le premier T c’est le souffle de l’univers qui l’a produit, alors que dans le second c’est l’intelligence humaine. La légende ne précise-t-elle pas que Fu Xi a recopié les lignes qu’il avait discernées sur le dos de la tortue sortie du fleuve ?

Mieux même, l’idée sous-jacente à cette démarche est que la fissure oraculaire existe (de manière invisible, Yin) avant d’apparaître (de manière visible, Yang). Elle est considérée comme faisant partie de l’ensemble de la configuration énergétique du moment, le poinçon n’étant là que pour lui donner sa forme de fendillement. Comme le mot existe déjà dans le coeur-esprit de celui qui va le calligraphier avant que son pinceau ne le trace, ou comme le méridien avant que l’aiguille de l’acupuncteur ne le matérialise.

Cyrille Javary in La Souplesse du dragon

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