Je ne sais s’il existe, dans d’autres langues ou littératures, un exemple analogue de type, autrement dit un seul homme et une seule œuvre qui résument une culture. Chaque Français se reconnaît dans les Fables de La Fontaine: dans le son, le sens et la syntaxe, puisqu’il suffit de dire, haut, La Cigale et la Fourmi pour entrer dans la musique, l’optimal arrangement de la langue et des choses qu’elle montre; dans le style, économique et trans parent; dans l’esprit léger, archaïsant, comique, dans la cri tique impatiente et exacerbée, des institutions sociales, dans le mélange raffiné où voisinent les sabots du peuple et la distinction des ducs, l’ironie et la mélancolie, la politique implacable et le goût de l’amour. Idéal-type d’expression d’un collectif, tel qu’il fut réalisé par Cervantès, pour l’Espagne, Montaigne, au plus près voisinage de la langue d’oc, ou Couperin en musique…, le comble de la science et de l’érudition, projeté dans la rustique simplicité de la culture villageoise…, le contraire même de l’idéal universitaire: rendre invisible sa science et raconter, pour la montrer en la cachant, des histoires de bonne femme.
Or et de plus, La Fontaine n’emprunte que rarement les récits de ses Fables à une tradition de langue française, comme il le fait parfois avec Rabelais; il les adapte, au contraire, du grec, du latin, de langues orientales ou modernes, comme l’espagnol ou l’italien. Ce comble de l’esprit français découle de sources étrangères. Or cela se vérifie de presque tout l’âge classique, où Molière italianise, où Corneille, espagnol dans Le Cid, latinise dans Cinna ou Horace, où, comme Fénelon, Racine hellénise, dans Iphigénie et Andromaque avant que Bajazet passe aux Turcs… Le meilleur de notre meilleur siècle vient d’ailleurs ou d’amont.
Et, en général, une culture se construit au carrefour d’autres cultures et ne découvre son essence qu’en s’ouvrant à tous les vents. Divine surprise : ce que vous appelez identité ne se définit qu’en cumulant des altérités. Ne dérogeant point à la règle, les Fables accèdent à l’universel par une mosaïque de singularités, ou parviennent à l’ultime pointe de l’individuel, au type, par de multiples mélanges. Elles ne parlent parfaitement le français que par le multilinguisme.
Qu’est-ce que l’identité ? L’intersection d’appartenances.
Michel Serres in La Fontaine
La même règle se prolonge des cultures à l’hominité : comment devenir un homme, bien spécial en son espèce, et fort individué, sinon en lisant ces Fables, sinon, donc, en associant des animaux, sinon en écoutant leurs questions et réponses, sinon en mimant leurs gestes, sinon en composant son visage de museaux et de becs, son corps de crinières et de queues ?
Le genre humain, l’individu même intègrent les espèces.
À plusieurs reprises, note Michel Serres, La Fontaine « fait descendre aux gros l’échelle des deux infinis, mises en place par Pascal » : une « grosse force, énorme et sotte » dort tandis qu’une petite, « vive, frétille et s’agite ». Le Lion et le Moucheron, inspirée du fabuliste grec Ésope, propose une autre version de la rencontre entre le gros et le petit, mais cette fois, dans la guerre : le Lion chasse le Moucheron comme un « excrément de la terre », celui-ci l’attaque en retour, le rend fou, triomphe en « invisible ennemi »… avant à son tour d’être pris dans une toile d’araignée. Dans ces retournements de la puissance et de la faiblesse, « les plus à craindre sont les plus petits », conclut La Fontaine. De nombreuses autres fables montrent la force des faibles ou l’avantage du handicap (Le Lièvre et la Tortue, Le Chêne et le Roseau – « je plie mais ne romps pas »…).
Cela n’est pas sans entrer en résonance avec ce que nous dit le taoïsme.
Le faible peut surpasser le fort ; le souple peut surpasser le dur.
Livre de la Voie et de la Vertu
Si les Fables de La Fontaine nous parlent si puissamment, c’est qu’elles réactivent des postures existentielles inscrites en nous depuis les origines.
Jouer l’animal
La Chine des temps anciens était chamanique. Peuplée d’esprits, la terre était pétrie de contes et de légendes. Les hommes entretenaient un lien intime avec la nature. Ils entraient en transe et parlaient aux plantes, voyageaient avec les animaux qu’ils observaient de longues heures pour en absorber la gestuelle et le rythme. Parmi eux, il y a plus de quinze cents ans vivait un médecin qui s’appelait Hua Tuo (145-208 ). On lui attribue la découverte de la narcose et l’art des ouvertures abdominales. Hua Tuo est également connu pour avoir inventer l’un des grands classiques du qi gong, le Jeu des cinq animaux.
Hua Tuo trouvait déjà que ses contemporains tombaient souvent malades par manque d’activité physique, il eut alors l’idée de s’inspirer du savoir ancestral chamanique et constitua un ensemble gestuel qui imitait les attitudes familières de certains animaux. Mais imiter ne signifiait pas reproduire. Il fallait pouvoir entrer en résonance avec la qualité vibratoire de l’animal. Tel un chasseur pacifique, l’objectif était de capturer la quintessence de leurs énergies pour l’alchimiser en soi et bénéficier ainsi de leur force vitale. Pour faciliter la digestion et la transformation des aliments, Hua Tuo examina la vie des ours ; pour fortifier et dynamiser la circulation de l’énergie et du sang, il observa les mouvements du singe ; pour libérer les émotions stagnantes, il étudia le comportement des tigres ; pour renforcer la puissance sexuelle, il apprécia l’attitude des cerfs ; et pour améliorer la capacité respiratoire, il admira le vol des grues. La tradition gestuelle taoïste aime utiliser le mot jouer, car on joue l’animal, on joue le mouvement. C’est dans le jeu que la justesse d’un geste s’acquiert.
Les animaux sont très présents dans le vocabulaire du taijiquan. Nous les trouvons dans de nombreux noms de mouvements comme dans la légende fondatrice : le taijiquan serait né de l’observation du combat entre une pie et un serpent. Le règne animal est donc présent dans le vocabulaire du taijiquan sous forme de symboles, se référant a différents aspects de la culture chinoise : les légendes de la Chine ancienne, le Classique des changements, l’astrologie chinoise, etc. Si le langage symbolique qu’ils utilisent peut paraitre aujourd’hui désuet, il reste le langage de nos rêves, et joue le rôle de médiateur entre notre inconscient et notre conscience. La richesse culturelle du taijiquan permet une grande diversité d’intentions : martiale, énergétique, symbolique, etc. Les représentations animales nourrissent ces intentions, permettent de donner vie au mouvement et de dépasser la simple performance technique. Lorsque notre attention est retenue par un point technique, ou que nous sommes distraits, ces représentations nous rappellent à la globalité du mouvement. Elles introduisent la notion de pensée créatrice ou énergie spirituelle (意 yì), qui relie notre corps à notre esprit.