Les Contemplations sont le « livre d’un mort », déclare l’auteur dans sa Préface. De fait, ce vaste recueil poétique, paru en 1856, se lit comme une traversée. Traversée de la vie, du berceau au cercueil, lequel ouvre sur le mystère de l’homme et de l’univers. Par cette ambition qui touche aux fondements de l’existence humaine, par sa variété et son intensité, par la maîtrise de l’écriture, cette œuvre hugolienne ne cesse de nous fasciner.
Si un auteur pouvait avoir quelque droit d’influer sur la disposition d’esprit des lecteurs qui ouvrent son livre, l’auteur des Contemplations se bornerait à dire ceci : Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort.
Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis ævi spatium. L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur. Ceux qui s’y pencheront retrouveront leur propre image dans cette eau profonde et triste, qui s’est lentement amassée là, au fond d’une âme.
Qu’est-ce que les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, les Mémoires d’une âme.
Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C’est l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil ; c’est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir, et qui s’arrête éperdu « au bord de l’infini ». Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abîme.
Une destinée est écrite là jour à jour.
Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !
Ce livre contient, nous le répétons, autant l’individualité du lecteur que celle de l’auteur. Homo sum. Traverser le tumulte, la rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail, la douleur, le silence ; se reposer dans le sacrifice, et, là, contempler Dieu ; commencer à Foule et finir à Solitude, n’est-ce pas, les proportions individuelles réservées, l’histoire de tous ?
On ne s’étonnera donc pas de voir, nuance à nuance, ces deux volumes s’assombrir pour arriver, cependant, à l’azur d’une vie meilleure. La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s’effeuille page à page dans le tome premier, qui est l’espérance, et disparaît dans le tome second, qui est le deuil. Quel deuil ? Le vrai, l’unique : la mort ; la perte des êtres chers.
Nous venons de le dire, c’est une âme qui se raconte dans ces deux volumes : Autrefois, Aujourd’hui. Un abîme les sépare, le tombeau.
Victor Hugo in Les Contemplations
L’idée même de contemplation, du latin contemplari, qui signifie aussi bien regarder attentivement que considérer par la pensée, joue de l’origine religieuse du mot qui appartient dans l’ancienne Rome à la langue augurale. Il s’agit, pour le songeur de fixer son regard sur la nature jusqu’à percevoir, au-delà du visible, le sens abstrait qu’il délivre. Dans le pan de réel délimité par son regard, le contemplateur s’efforce d’interpréter des signes : la nature est un livre où se donne à déchiffrer le texte divin. L’importance accordée par le recueil à la vision doit donc être reliée à la conception hugolienne du divin. Le dieu de Hugo est la voix de la conscience, une forme intime et vivante de loi morale. C’est un dieu tout-puissant mais inconnaissable pour l’homme, et dont le christianisme n’offrirait qu’une image approximative, car il s’agirait d’une entité universelle et libérée de toute religion.
La contemplation en chinois 沈思 chén sī, c’est penser (思 sī ) profondément (沈 chén). Dans le bouddhisme, la contemplation se nomme 禪 chán, il traduit la notion de dhyāna . C’est sous son nom japonais de zen que le bouddhisme chán est le plus connu en Occident. Le caractère 禪 dérive de 單 (finir), spécifié par 示 (esprit) signifiant : céder, abdiquer ; transmettre, léguer un héritage ; méditer, contemplation ; nettoyer en plein air la surface d’un sacrifice ; emplacement de sacrifice.
L’humanité, la bienveillance est représentée en chinois par le sinogramme 仁 rén. Le caractère 仁 se décompose en 人, sous sa forme de la clef 亻, qui représente l’homme et 二, le chiffre deux. Ici, le caractère 二 signifie quelque chose de mutuel, de réciproque. C’est ce qui doit unir chaque homme (人) à son semblable (二).
Entre les Quatre Mers, tous les hommes sont frères.
Confucius
Rén, le sens de l’humain, est une notion fondamentale de la pensée de Confucius. Il se manifeste avant tout dans la relation à autrui et au premier chef dans la relation du fils au père. C’est elle qui sert de modèle à toute relation : relation du prince et du sujet, du frère aîné et du frère cadet, du mari et de la femme et entre amis. Le respect de ces cinq relations (五伦 wulun) induit confiance et bienveillance. De la cellule familiale, le ren peut ainsi s’étendre à l’humanité entière.