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La Voie des fleurs

Concours d'ikebana entre Ohisa Takashima Okita Naniwaya, Kitagawa Utamaro, 1793-1794

Extrait

Après de nombreuses leçons

Les heures d’Ă©tude s’Ă©coulaient Ă  peu près silencieuses car, en Orient, on a toujours attachĂ© une valeur particulière Ă  la tradition orale, ou plus exactement, Ă  la tradition du CĹ“ur Ă  cĹ“ur. D’une part, on pense que la transmission directe empĂŞche l’esprit de la doctrine de se figer dans un système dogmatique; et, d’autre part, il importe que les règles consacrĂ©es par les MaĂ®tres et les expĂ©riences acquises par leurs efforts ne parviennent pas Ă  la connaissance des profanes. Enfin, vouloir exposer clairement le vĂ©ritable sens de la doctrine peut passer pour une entre-prise audacieuse. C’est pourquoi le mode primitif de transmission Ă©tait appelĂ© souvent le mode secret.

Le Savoir allait du père Ă  l’un de ses fils, du MaĂ®tre Ă  son disciple prĂ©fĂ©rĂ©, sous la condition prĂ©alable d’une affinitĂ© spirituelle entre les deux, et Ă  condition que l’Ă©lève eĂ»t prouvĂ© son aptitude Ă  comprendre intuitivement la leçon du MaĂ®tre.

VoilĂ  pourquoi il y a peu de documents Ă©crits sur l’art des compositions de fleurs, et pourquoi ceux qui existent se bornent Ă  des illustrations ou Ă  des instructions. La plupart traitent des règles Ă  suivre dans le cĂ©rĂ©monial des arrangements. Quant Ă  leur sens secret, il est Ă  peine effleurĂ©. Dans les Instructions Ă  mĂ©diter donnĂ©es aux Ă©lèves, on leur recommande principalement 1 de retrouver et de revivre, dans l’enseignement de leur MaĂ®tre actuel, la vĂ©ritable doctrine des anciens MaĂ®tres. Mais on n’en dit pas davantage sur le fond de cette vĂ©ritable doctrine. L’intention profonde que recèle la tradition du CĹ“ur Ă  cĹ“ur est sans doute que l’Ă©lève ne puisse se borner Ă  apprendre par cĹ“ur la substance d’une leçon ou des notions pratiques, mais qu’il soit obligĂ© de dĂ©couvrir et de vivre par lui-mĂŞme l’esprit de son art.

C’est pourquoi un bon instructeur est difficilement satisfait du travail de son Ă©lève, et sans mĂŞme lui en donner la raison, l’oblige Ă  recommencer bien des fois. En effet, la substance rĂ©elle de l’enseignement se dĂ©voile seulement Ă  celui qui est prĂ©parĂ© Ă  l’assimiler et Ă  la saisir en toute occasion oĂą elle s’offre Ă  lui. Son «esprit vĂ©ritable» ne saurait ĂŞtre exprimĂ© en langage clair. Les mots sont tout au plus des repères pour aller vers la profondeur. Il est dit : « Celui qui parle ne sait pas, celui qui sait ne parle pas. » Aussi le MaĂ®tre se borne-t-il le plus souvent Ă  exĂ©cuter devant son Ă©lève une composition pouvant lui servir de modèle. Le devoir de l’Ă©lève est de retrouver dans l’exemple proposĂ© l’Ă©lĂ©ment insaisissable qui est sa raison d’ĂŞtre, et, en partant de cette forme visible, de pĂ©nĂ©trer jusqu’Ă  l’invisible en quoi elle est fondĂ©e.

En s’exerçant durant des annĂ©es, l’Ă©lève peut acquĂ©rir la disposition mentale qui lui permettra de rĂ©aliser des Ĺ“uvres valables de ce point de vue. MĂŞme les rĂ©alisations les plus simples sont approuvĂ©es par le MaĂ®tre, si elles expriment le chose de cet Ă©lĂ©ment originel. Mais une construction correcte du seul point de vue technique le laisse indiffĂ©rent et froid. Elle n’est pas vivante.

Par cette manière d’enseigner, le MaĂ®tre se propose de transmettre Ă  son Ă©lève l’esprit vivant de la doctrine; il l’aide ainsi de la manière la plus efficace, et sans intervenir directement, Ă  se dĂ©velopper progressivement sur le plan spirituel propice Ă  la maturation de son expĂ©rience et de sa facultĂ© crĂ©atrice.

Tel Ă©tait le mode d’enseignement du MaĂ®tre Bokuyo Takeda.

Durant des annĂ©es, nous le vĂ®mes apparaĂ®tre chaque semaine entre les bosquets de camĂ©lias et les cerisiers dans la maison que nous habitions près du fleuve Hirose. Quelle impression de beautĂ© donnaient le calme et l’aisance de ses mouvements quand naissait entre ses mains une composition nouvelle. Ce n’Ă©taient plus des plantes isolĂ©es qui s’offraient lĂ  au regard, mais un tout harmonieux, un organisme vivant, dont le rythme Ă©tait Ă  la fois celui de la nature, de la vie et de l’art.

TantĂ´t les plantes semblaient se balancer au vent, ou danser une ronde joyeuse; tantĂ´t on eĂ»t dit qu’elles pliaient sous la tempĂŞte; ou bien, suivant la saison, elles cĂ©lĂ©braient la fĂŞte du printemps ou se revĂŞtaient du somptueux manteau de l’automne.

Mais l’influence de la personnalitĂ© du MaĂ®tre Ă©tait aussi Ă©loquente que ses Ĺ“uvres, et donnait Ă  son enseignement une valeur toute particulière. Il ne manquait pas, Ă  chaque leçon, de nous exhorter, tacitement ou expressĂ©ment Ă  cultiver avec soin la justesse des relations cultiver avec soin la justesse des relations avec le monde qui nous entoure. Et comme il conformait sa vie Ă  ses prĂ©ceptes, son exemple Ă©tait persuasif.

L’attention et le soin sont plus importants que beaucoup d’activitĂ©. Il ne suffit pas non plus de se mettre au travail comme on se rendrait Ă  un thĂ© de cinq heures. Arranger des fleurs n’est pas un passe-temps ni une distraction. Il faut s’y prĂ©parer par la concentration et le recueillement; commencer dès le matin Ă  faire tout calmement et sans hâte, de manière Ă  confĂ©rer Ă  toutes ses actions l’expression de l’Ă©quilibre et de l’harmonie intĂ©rieure. Cette attitude mentale doit devenir aisĂ©e et naturelle. Dans l’art de la composition florale, l’oeuvre intĂ©rieure doit aller de pair avec l’ouvre extĂ©rieure, pour exprimer la totalitĂ© du ciel, de l’homme et de la terre. L’heure de l’exĂ©cution n’est pas un moment distrait de la journĂ©e, elle s’Ă©tend du matin jusqu’au soir. Et il n’est pas facile de suivre l’invisible sentier des fleurs du matin jusqu’au soir!

Le MaĂ®tre a l’œil Ă  tout. Rien ne lui Ă©chappe. Il juge par son observation si l’Ă©lève peut aller de l’avant et s’il peut l’autoriser Ă  placer cinq, sept ou neuf branches, ce qui lui donnera plus de libertĂ© de composition. Mais le MaĂ®tre le permet quand certaines erreurs ne sont plus Ă  craindre.

Chercher des accords de couleurs et de formes est un travail très stimulant. Mais la pierre angulaire de l’Ă©difice, la ligne de repère de la construction, la base de l’expĂ©rience et de la vision intĂ©rieure reste toujours le principe du schĂ©ma ternaire. Aussi l’apprentissage de cet art n’est-il jamais achevĂ©, mĂŞme après des annĂ©es d’exercices. Et quand l’Ă©tranger s’exclame :
« Comment si longtemps ? » son Ă©tonnement prouve qu’il en a une vue toute superficielle.

Le bon Ă©lève comprend Ă  la longue que plus l’exercice est prolongĂ©, plus il est fĂ©cond en rĂ©sultats. Il n’y a pas de fin d’Ă©tudes dans cet art. MĂŞme l’arrangement de trois branches, le plus simple en apparence, peut ĂŞtre très difficile si l’on veut qu’il rende tĂ©moignage au cĹ“ur universel.

L’Ă©lève avancĂ© l’a compris, et les expositions de fleurs qui ont lieu frĂ©quemment lui permettent de le saisir sous une forme sensible. Ă€ cette occasion, le MaĂ®tre ne prĂ©sente pas une oeuvre sensationnelle : dans une simple coupe, il aura placĂ© une petite souche recouverte de lichen, quelques brins d’herbe ou un peu de mousse. Avec les Ă©lĂ©ments les plus rudimentaires, il aura composĂ© un paysage naturel qui, sans l’attrait de couleurs chatoyantes, existe par lui-mĂŞme et s’impose. Les Japonais possèdent un mot expressif, shibumi, dont le sens est Ă  peu près : authentique, vrai, simple, droit, et qui s’applique au MaĂ®tre et Ă  son art. Son nom le dit : Bokuyo signifie simple, honnĂŞte.

Présentation

FormĂ© au Japon pendant plusieurs annĂ©es par MaĂ®tre Bokyo Takeda, Gusty Luise Herrigel, la femme de l’auteur de Le zen dans l’art chevaleresque du tir Ă  l’arc, s’emploie Ă  la mĂŞme mĂ©ditation Zen dans le monde des fleurs. 
Autrement dit : comment atteindre cet “autre chose” qu’il nous reste Ă  dĂ©couvrir par la maĂ®trise d’une technique. Dans ce sens, le Zen est Ă©troitement apparentĂ© Ă  tous les arts : Ă  la peinture comme Ă  la cĂ©rĂ©monie du thĂ©, Ă  l’arrangement des fleurs comme Ă  l’escrime ou au tir Ă  l’arc : au Japon, on n’Ă©tudie pas un art pour l’amour de l’art, mais pour les clartĂ©s spirituelles qu’il dispense. Comme pour Vie du ThĂ©, esprit du ThĂ© de Soshitsu Sen ou La MystĂ©rieuse beautĂ© des jardins japonais de François Berthier publiĂ©s rĂ©cemment chez ArlĂ©a, il s’agit d’apprendre Ă  vivre en harmonie avec le monde extĂ©rieur – et ce jusqu’au cour des fleurs -, ou dans notre monde intĂ©rieur, en accord avec soi-mĂŞme. 

Gusty Luise Herrigel

Gusty Luise Herrigel (1884-1955) est spĂ©cialiste de la peinture au lavis et de l’art floral japonais. Elle a vĂ©cu au Japon entre 1924 et 1930 et a soutenu en 1929 un examen public de maĂ®trise en arrangements floraux devant maĂ®tre Bokuyo Takeda, diplĂ´me qui lui a confĂ©rĂ© le nom d’artiste ” Lune ascendante “. Elle fut Ă©galement la femme d’Eugen Herrigel, auteur du succès Le zen dans l’art chevaleresque du tir Ă  l’arc. Après la mort de celui-ci en 1955, elle rassembla et compila des textes sur le Zen rĂ©digĂ©s par lui, mais jamais Ă©ditĂ©s de la volontĂ© mĂŞme de Herrigel. L’ouvrage posthume qu’elle en tira fut publiĂ© en 1958 sous le titre Der Zen-Weg (La voie du zen).

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