Blog

L’accroupissement

Un jeune garçon à Delhi, en posture accroupi

L’art oubliĂ© de l’accroupissement est une rĂ©vĂ©lation pour les corps ruinĂ©s par la position assise

Traduction de l’article The forgotten art of squatting is a revelation for bodies ruined by sitting de Rosie Spinks parue sur le site Quartzy  le 9 novembre 2017.

Les phrases qui commencent par l’expression Un gourou m’a dit une fois … sont, le plus souvent, inductives. Mais rĂ©cemment, alors que je me reposais Ă  Malasana ou dans un cours de yoga Ă  East London, j’ai Ă©tĂ© frappĂ© par la seconde moitiĂ© de la phrase de l’instructeur: Un gourou m’a dit un jour que le problème avec l’Occident Ă©tait de ne pas s’accroupir.

Cela  est vrai. Dans une grande partie du monde dĂ©veloppĂ©, le repos est synonyme de s’asseoir. Nous nous asseyons sur des chaises de bureau, nous mangeons sur des chaises de salle Ă  manger, nous faisons la navette assis dans des voitures ou dans des trains, puis revenons Ă  la maison pour regarder Netflix depuis de confortables canapĂ©s. Avec de courts rĂ©pits pour marcher d’une chaise Ă  l’autre, ou de courts intervalles consacrĂ© Ă  un exercice frĂ©nĂ©tique, nous passons nos journĂ©es Ă  nous asseoir. Cette dĂ©votion Ă  placer nos arrières sur des chaises fait de nous une exception, Ă  la fois Ă  l’Ă©chelle planĂ©taire et historiquement. Au cours du dernier demi-siècle, les Ă©pidĂ©miologistes ont Ă©tĂ© contraints de changer leur façon d’Ă©tudier les mouvements. A l’Ă©poque moderne, le rĂ©sultat obtenu est un problème distinct de la quantitĂ© d’exercice que nous rĂ©alisons.

Notre Ă©chec Ă  nous accroupir a des implications biomĂ©caniques et physiologiques, mais il indique aussi quelque chose de plus important. Dans un monde oĂą nous passons tant de temps dans nos tĂŞtes, dans les nuages ou sur nos tĂ©lĂ©phones, ne pas nous accroupir nous laisse dĂ©pourvus de la force d’ancrage que la posture nous a procurĂ©e depuis que nos ancĂŞtres hominidĂ©s se sont dressĂ©s. En d’autres termes: Si ce que nous voulons, c’est ĂŞtre bien, il serait peut-ĂŞtre temps pour nous de nous baisser.

Pour ĂŞtre clair, s’accroupir n’est pas seulement un artefact de notre histoire Ă©volutionniste. Une grande partie de la population mondiale le fait encore quotidiennement, que ce soit pour se reposer, pour prier, pour cuisiner, pour partager un repas ou pour aller aux toilettes. (Les toilettes Ă  la turque sont la norme en Asie et les latrines Ă  fosse dans les zones rurales du monde entier demandent que l’on s’accroupisse. Lorsqu’ils apprennent Ă  marcher, les tout-petits du New Jersey Ă  la Papouasie-Nouvelle-GuinĂ©e s’accroupissent facilement. Dans les pays oĂą les hĂ´pitaux ne sont pas très rĂ©pandus, s’accroupir est aussi une position associĂ©e Ă  cette partie la plus fondamentale de la vie: la naissance.

Ce n’est pas spĂ©cifiquement l’Ouest qui ne s’accroupit plus; ce sont les classes riches et moyennes du monde entier. Mon collègue Quartz, Akshat Rathi, originaire d’Inde, m’a fait remarquer que l’observation du gourou serait aussi vraie pour les riches des villes indiennes que pour l’Occident.

Mais dans les pays occidentaux, des populations entières – riches comme pauvres – ont abandonnĂ© la posture. Dans l’ensemble, s’accroupir est considĂ©rĂ© comme une posture dĂ©sinvolte et inconfortable, que nous Ă©vitons complĂ©tement. Au mieux, nous pourrions l’entreprendre au cours d’un Crossfit, d’un Pilates ou en soulevant Ă  la gym, mais seulement partiellement et souvent avec des poids (une manĹ“uvre rĂ©pĂ©titive qu’il est difficile de s’imaginer comme utile il y a 2,5 millions d’annĂ©es). Cela ne tient pas compte du fait que l’accroupissement profond en tant que forme de repos actif est intĂ©grĂ© Ă  notre passĂ© Ă©volutionnaire et dĂ©veloppemental : ce n’est pas que vous ne pouvez pas vous asseoir confortablement dans un accroupissement profond, c’est juste que vous avez oubliĂ© comment.

Le jeu a commencĂ© avec la posture accroupie, explique l’auteur et ostĂ©opathe Phillip Beach. Beach est connu pour avoir Ă©tĂ© le pionnier de l’idĂ©e de postures archĂ©typales. Ces positions, qui s’ajoutent Ă  un accroupissement profond avec les pieds Ă  plat sur le sol, comprennent s’asseoir avec les jambes croisĂ©es, s’agenouiller sur les genoux et les talons. ne sont pas seulement bonnes pour nous, mais sont profondĂ©ment ancrĂ©es dans la façon dont nos corps sont construits.

Vous ne comprenez vraiment pas les corps humains jusqu’Ă  ce que vous rĂ©alisiez Ă  quel point ces postures sont importantes, me dit Beach, qui est basĂ© Ă  Wellington, en Nouvelle-ZĂ©lande. Ici en Nouvelle-ZĂ©lande, il fait froid, humide et boueux. Sans un pantalon moderne, je ne voudrais pas poser mon dos dans la boue froide et humide, donc [en l’absence d’une chaise] je passerais beaucoup de temps accroupi. La mĂŞme chose pour aller aux toilettes. Toute  votre physiologie est construite est autour de ces postures.

Dans une grande partie du monde, s'accroupir est aussi normal que de s'asseoir sur une chaise.
Dans une grande partie du monde, s’accroupir est aussi normal que de s’asseoir sur une chaise.

Alors pourquoi s’accroupir est-il si bon pour nous ? Et pourquoi tant d’entre nous ont-ils arrĂŞtĂ© de le faire ?

Il s’agit simplement de «l’utiliser ou de le perdre», explique le Dr Bahram Jam, physiothĂ©rapeute et fondateur de l’Advanced Physical Therapy Education Institute (APTEI) en Ontario, au Canada.

Chaque articulation de notre corps contient du liquide synovial. C’est l’huile dans notre corps qui nourrit le cartilage, explique Jam. Deux choses sont nĂ©cessaires pour produire ce fluide : le mouvement et la compression. Donc, si une articulation ne traverse pas toute cette gamme – si les hanches et les genoux ne dĂ©passent jamais 90 degrĂ©s – le corps dit «je ne suis pas utilisé» et commence Ă  dĂ©gĂ©nĂ©rer et arrĂŞte la production de liquide synovial.

Un système musculo-squelettique sain ne nous permet pas seulement de nous sentir agiles et frais, il a aussi des implications pour notre santĂ© en gĂ©nĂ©ral. Une Ă©tude rĂ©alisĂ©e en 2014 dans l’European Journal of Preventive Cardiology a rĂ©vĂ©lĂ© que les sujets qui avaient des difficultĂ©s Ă  se lever du sol sans soutien des mains, du coude ou de la jambe (ce que l’on appelle le test s’assoir-se levert

En Occident, la raison pour laquelle les gens ont cessĂ© de s’accroupir rĂ©gulièrement a beaucoup Ă  voir avec notre conception des toilettes. Les trous dans le sol, les toilettes extĂ©rieures et les pots de chambre ont tous nĂ©cessitĂ© la position accroupie, et les Ă©tudes montrent qu’une plus grande flexion de la hanche dans cette posture est corrĂ©lĂ©e avec moins de tension quand on se soulage. Les toilettes assises ne sont en aucun cas une invention britannique – les premières toilettes simples remontent Ă  la MĂ©sopotamie au IVe millĂ©naire AEC., alors que les anciens Minoens de l’Ă®le de Crète auraient Ă©tĂ© les pionniers de la chasse d’eau – mais elles furent d’abord adoptĂ©es en Grande-Bretagne par les Tudors, qui enrĂ´lèrent des «palefreniers» pour les aider Ă  se soulager dans des cabinets ornĂ©s comme des trĂ´nes au XVIe siècle.

Au cours des deux siècles qui suivirent, l’innovation en matière de toilettes fut lente et inĂ©gale, mais en 1775, un horloger nommĂ© Alexander Cummings dĂ©veloppa un tuyau en forme de S qui reposait sous une citerne surĂ©levĂ©e, un dĂ©veloppement crucial. Ce n’est qu’après le milieu du XIXe siècle, lorsque Londres a finalement construit un système d’Ă©gouts fonctionnel après des Ă©pidĂ©mies de cholĂ©ra persistantes et l’horrible “puanteur” de 1858, que les toilettes assises entièrement lavables commencent Ă  apparaĂ®tre frĂ©quemment chez les gens.

Le Lillipad est conçu pour s'asseoir au niveau ou au-dessous du bord des toilettes.
Le Lillipad est conçu pour s’asseoir au niveau ou au-dessous du bord des toilettes.

De nos jours, les toilettes Ă  la turque de style accroupi que l’on trouve Ă  travers l’Asie ne sont pas moins hygiĂ©niques que les toilettes occidentales. Mais Jam dit que le passage de l’Europe Ă  la conception du trĂ´ne assis a privĂ© la plupart des Occidentaux de la nĂ©cessitĂ© (et donc de la pratique quotidienne) de s’accroupir. En effet, la prise de conscience que l’accroupissement mène Ă  de meilleurs mouvements de l’intestin a alimentĂ© la popularitĂ© culte du Lillipad et du Squatty Potty, plates-formes surĂ©levĂ©es qui transforment une toilette de style occidental en toilette Ă  la turque et permettent Ă  l’utilisateur de s’asseoir dans une position flĂ©chie qui imite l’accroupissement.

Si l’accroupissement nous parait si inconfortable c’est parce que nous ne le pratiquons pas, dit Jam. Mais si vous allez aux toilettes une ou deux fois par jour pour une selle et cinq fois par jour pour la fonction de la vessie, c’est cinq ou six fois par jour que vous vous ĂŞtes accroupi.

Bien que le malaise physique soit la principale raison pour laquelle nous ne nous accroupissons plus, l’aversion de l’Occident pour l’accroupissement  est Ă©galement culturelle. Bien que s’accroupir ou s’asseoir les jambes croisĂ©es sur une chaise de bureau serait parfait pour l’articulation de la hanche, la garde-robe du travailleur moderne – sans parler de l’Ă©tiquette formelle du bureau – rend gĂ©nĂ©ralement ce type de posture irrĂ©alisable. La seule fois oĂą nous pourrions nous attendre Ă  ce qu’un leader ou un Ă©lu de l’Ouest plane près du sol, c’est pour une sĂ©ance photo avec de jolis jardins d’enfants. En effet, les gens que nous voyons accroupis sur le trottoir dans une ville comme New York ou Londres ont tendance Ă  ĂŞtre les types de personnes que nous dĂ©passons dans une arrogante prĂ©cipitation.

Quelque part nous considĂ©rons comme primitif et de statut social infĂ©rieur de s’accroupir, explique Jam. Quand nous pensons Ă  l’accroupissement, nous pensons Ă  un paysan en Inde, ou Ă  un villageois d’une tribu africaine, ou Ă  un plancher urbain insalubre. Nous pensons que nous avons Ă©voluĂ© au-delĂ  de cela, mais en rĂ©alitĂ© nous nous en sommes vraiment Ă©loignĂ©s.

Avni Trivedi, une doula et ostĂ©opathe basĂ©e Ă  Londres (rĂ©vĂ©lation: je lui ai rendu visite dans le passĂ© pour mes propres douleurs induites par ma façon de m’asseoir) dit qu’il en va de mĂŞme de l’accroupissement comme de la position d’accouchement, qui est toujours pratiquĂ©e dans plusieurs rĂ©gions du monde en dĂ©veloppement et qui est de plus en plus prĂ©conisĂ© par les mouvements d’accouchement holistiques en Occident.

Dans une position d’accouchement accroupie, les muscles se relâchent et vous permettez au sacrum d’avoir un mouvement libre pour que le bĂ©bĂ© puisse pousser vers le bas, la gravitĂ© jouant Ă©galement un rĂ´le, dit Trivedi. Mais le fait de percevoir cette position comme primitive est la raison pour laquelle les femmes sont passĂ©es de cette position active Ă  l’alitement , oĂą elles sont moins incarnĂ©es et interviennent moins dans le processus d’accouchement.

Photographie d'un enfant accroupi
Les enfants de l’Ouest s’accroupissent avec aisance. Pourquoi leurs parents ne le peuvent-il pas ?

Alors devrions-nous remplacer s’asseoir par s’accroupir et dire au revoir Ă  nos chaises de bureau pour toujours ? Beach souligne que «toute posture maintenue trop longtemps cause des problèmes» et des Ă©tudes suggèrent que les populations qui passent trop de temps dans un accroupissement profond (plusieurs heures par jour) ont  plus de problèmes de genou et d’arthrose.

Pour ceux d’entre nous qui ont largement abandonnĂ© l’accroupissement, Beach nous dit que: «Vous ne pouvez pas vraiment faire grand-chose.» Au-delĂ  de ce type de mouvement amĂ©liorant notre santĂ© et notre souplesse, Trivedi souligne qu’un intĂ©rĂŞt croissant pour le yoga dans le monde est peut-ĂŞtre en partie une reconnaissance du fait qu’ «être sur le sol vous aide physiquement Ă  ĂŞtre ancrĂ© en nous-mĂŞme», – quelque chose qui manque largement Ă  nos vies hyper-intellectualisĂ©es et dominĂ©es par l’Ă©cran.

Beach convient que ce n’est pas une tendance, mais une pulsion Ă©volutionnaire. Les mouvements de bien-ĂŞtre modernes commencent Ă  reconnaĂ®tre que la “vie au sol” est la clĂ©. Il soutient que l’acte physique de nous ancrer a contribuĂ© fortement au devenir de notre espèce. En un sens, l’accroupissement  est l’endroit d’oĂą viennent les humains, chacun d’entre nous, il nous incombe donc de le revisiter aussi souvent que possible.  

You might be interested in …

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

%d blogueurs aiment cette page :