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L'Ecriture du monde

Esdras, alias Cassiodore, in Codex Amiatinus

Les pins de Cassiodore

Il n’est pas facile de choisir une route, ou plutĂ´t de l’accepter, quand on sait que ce sera la dernière. JĂ©sus lui-mĂŞme, Ă  GethsĂ©mani, a gĂ©mi et suppliĂ©, « au moment d’entrer librement dans sa Passion ». Parvenu Ă  la vieillesse, Cassiodore ne laissait pourtant rien derrière lui qu’il regrettât vraiment. L’aisance matĂ©rielle, il en avait toujours joui sans y prĂŞter attention : on ne s’Ă©merveille guère de l’air qu’on respire ou de l’eau qu’on boit. Les contentements du pouvoir ? Il les avait trouvĂ©s, comme la richesse, offerts dans sa corbeille, il avait vĂ©cu saluĂ© par des huissiers, des gardes et des secrĂ©taires. Des plaisirs de la chair, il s’Ă©tait octroyĂ© ce qui paraissait, dans son monde, normal et raisonnable ; quelques souvenirs de corps peu vĂŞtus lui offrant, parmi la musique et les rires d’un banquet, des sĂ©ductions plus ou moins faciles ou retorses, se prĂ©sentaient Ă  sa mĂ©moire sans le troubler. Certains de ses amis de jeunesse avaient goĂ»tĂ© la luxure jusqu’au raffolement ; cela les avait toujours enlaidis Ă  la fin. L’homme de qualitĂ© Ă©tait en droit de cueillir de tels fruits au passage, mais il ne devait pas s’en goinfrer. Le mariage ? Dieu n’avait pas voulu que son Ă©pouse digne et douce lui donnât une descendance avant de mourir jeune.

Tout cela, Ă©loignĂ© maintenant par tant d’annĂ©es, ne tourmentait plus son cĹ“ur au moment de s’avancer sur le dernier chemin ; le gĂ©hennait seulement que ce fĂ»t le dernier. Devant cet horizon-lĂ , tout homme se cabre. S’abĂ®mer en Dieu comme la rivière dans la mer devrait constituer une pro-messe, une espĂ©rance, une joie. L’âme, hĂ©las, aime sa prison terrestre… (Mais y croyais-tu vraiment, Magnus Aurelius, Ă  cette âme immortelle ? Y croyais-tu vraiment ?)

Sa meilleure auxiliaire, Ă  prĂ©sent, Ă©tait en fin de compte la fatigue. Il avait soupirĂ© devant les premiers maux de l’âge. Il lui fallait affronter un corps qui de jour en jour donnait les signes de sa dĂ©gradation : les yeux qui voient moins bien, le souffle plus court, les dents qui manquent Ă  la bouche, une douleur persistante au genou depuis une chute sur les pavĂ©s de la rue ; l’affaissement des viscères, l’abdomen comme une outre usĂ©e, veinĂ©e de bleu. Jamais il n’avait accordĂ© d’importance Ă  la splendeur corporelle, Ă  l’idĂ©al du gymnaste. Du moins ce corps avait-il Ă©tĂ© docile et muet. Il ne l’Ă©tait plus, il interposait dĂ©sormais de misĂ©rables et tĂŞtus obstacles entre le vouloir et l’agir.

Puis il avait dĂ©couvert la secrète vertu de ces humiliations : l’homme devenu plus lent Ă©cartait ce qui n’Ă©tait pas essentiel, dans le mĂŞme temps que tout se dĂ©tournait de lui. Longtemps, trop longtemps sans doute, il avait conservĂ© le rĂ©flexe d’imaginer dans l’avenir un autre soi-mĂŞme, diffĂ©rent, accompli, magnifiĂ©, comme s’il se sen-tait Ă©ternellement un jeune homme, un ĂŞtre en formation, comme s’il croyait intarissable Ă  son dĂ©sir la fontaine des saisons et des jours. C’Ă©tait prolonger plus que de raison le propos de l’enfant qui explique ce qu’il fera quand viendra l’âge d’homme. De cette illusion d’aurore perpĂ©tuelle, il n’avait que trop tardĂ© Ă  se dĂ©partir, pour admettre enfin que le temps nous sculpte un visage de pierre grise, et que Dieu seul, au moment qu’il voudra, accomplira l’ultime mĂ©tamorphose.

Elle reflĂ©tait pourtant, cette illusion, comme dans le flou des miroirs dont parle l’apĂ´tre Paul, une Ă©nigme rĂ©elle. La permanence du sentir, la mĂ©moire et l’entendement nous font savoir que nous sommes le mĂŞme ; les ĂŞtres qui nous entourent nous le confirment, ils nous appellent par notre nom, ils ont une idĂ©e de ce qu’ils croient ĂŞtre notre caractère, nos penchants ; mais quand nous regardons nous-mĂŞme qui nous fĂ»mes en tel ou tel moment, parfois nous nous reconnaissons mal, d’autres fois nous hĂ©sitons Ă  le croire, ou bien nous avons honte, nous nous sentons trahi par quelque obscur dĂ©mon en nous. Une cohorte de Magnus Aurelius s’avançait ainsi au long du temps, diffĂ©rents et pareils.

Pour l’heure, n’existaient que les longueurs du voyage, le pas des chevaux, le balancement de la litière, l’ennuyeuse patience des Ă©tapes.

Il ne disait pas seulement adieu au temps personnel de sa vie, ce modeste apanage oĂą s’inscrivent nos joies, nos affections, nos drames, nos rires et nos regrets. Il prenait congĂ© aussi d’une forme collective du temps, dans laquelle s’Ă©taient exercĂ©s ses dĂ©cisions et ses vouloirs, mĂŞlĂ©s aux vouloirs et aux dĂ©cisions de bien d’autres. Fallait-il l’appeler le temps politique ? Le temps de l’Ă©poque ? Oui – quelque chose comme ça. DĂ©sormais, Cassiodore n’entendait plus se prĂ©occuper des Ă©vĂ©nements de Constantinople ou de Rome, de Ravenne ou des Gaules ; il ne paraĂ®trait plus sur ce grand théâtre encombrĂ© de mouvements et de clameurs. Il lui semblait avoir compris que, si quelque chose devait jamais naĂ®tre ou renaĂ®tre de ce tohu-bohu, ce n’Ă©tait pas Ă  vue d’homme, de la sienne en tout cas. Vient un moment inĂ©vitable oĂą, si l’on agit, travaille, dĂ©sire et entreprend encore, ce n’est plus pour soi, mais pour ceux qui viendront, qui vivront Ă  leur tour quand on n’y sera plus. Moment terrible oĂą dans l’attente d’affronter sa mort physique, un homme doit en quelque façon mourir Ă  soi-mĂŞme. Son temps restreint, les quelques aurores qui lui seraient encore versĂ©es par un invisible Ă©chanson, il allait les donner, comme un impĂ´t ou une obole, Ă  une durĂ©e moins visible et plus vaste que celle des pouvoirs et des guerres, des passions privĂ©es ou publiques.

Car en fin de compte, songeait-il, il y a bien trois rythmes du temps : celui d’un homme, celui de la citĂ©, celui de Dieu, qui sont comme les trois cordes d’un instrument de musique, et peuvent s’harmoniser ou dissoner. Son temps d’homme ne durerait plus. Le temps de la citĂ© n’offrait dĂ©sormais que des formes d’ordre prĂ©caires, compromises de toutes parts. Quant au temps de Dieu, d’une Ă©tendue incommensurable Ă  la conscience humaine, il lui apparaissait empli d’un avenir qu’il se reprĂ©sentait indistinct, grisâtre, insondable, comme, au soir, l’horizon marin de sa Calabre. Mais souvent lui venait la pensĂ©e que cet avenir comportait une infinitĂ© de possibles, et que chaque entreprise humaine, si minime fĂ»t-elle, pouvait en modifier les alĂ©as. r Ce qu’il lui restait Ă  accomplir Ă©tait de cette sorte.

François Taillandier in L’Ă©criture du monde


Au VIe siècle de notre ère, l’empire romain d’Occident s’est effondrĂ©, laissant place aux instables royaumes « barbares ». Constantinople cependant ne renonce pas Ă  l’espoir de reprendre les territoires perdus. Au cĹ“ur de cette Ă©poque troublĂ©e, dĂ©chirĂ©e par les dissensions religieuses, deux figures historiques vont tenter de frayer les voies d’une sociĂ©tĂ© nouvelle. Cassiodore, romain de vieille souche, intellectuel et homme d’État passĂ© au service du roi ostrogoth ThĂ©odoric, nouveau maĂ®tre de l’Italie, impulse une politique de paix, de tolĂ©rance et de fusion des populations. Ses projets anĂ©antis par la tyrannie et la guerre, il se retire du monde pour fonder un monastère, le Vivarium, vouĂ© Ă  la prĂ©servation de la culture ancienne, profane ou sacrĂ©e. ThĂ©olinda, jeune princesse germanique promise Ă  un roi franc, s’enfuit Ă  seize ans pour l’Italie du nord, oĂą elle s’offre au roi des Lombards, Autharis. Elle va se rĂ©vĂ©ler une reine Ă©nergique, audacieuse, et jouer un rĂ´le politique dĂ©cisif, s’efforçant de stabiliser la conquĂŞte lombarde dans une alliance secrète avec le pape GrĂ©goire le Grand. C’est aussi une pĂ©riode inventive et foisonnante. Justinien Ă  Constantinople fait Ă©difier Sainte-Sophie, Clovis implante dans les Gaules la dynastie franque, BenoĂ®t de Nursie organise la vie monastique occidentale. Un moine nommĂ© Denys Ă©tablit le calendrier Ă  partir de la naissance du Christ… Ces temps obscurs et pourtant fondateurs sont retracĂ©s dans un tableau romanesque passionnant qui vient Ă©clairer ce que nous apprend l’histoire.

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