QuanTika

Derrière le multiple se cache l’unité

L’ālāp est bref. Déjà, les dernières variations de Shānti résonnent dans le salon.

C’est à elle, maintenant.

Shānti entame la partie lente de Māllkauns, un rāga du milieu de journée.

Alors que les premières notes s’élèvent dans la touffeur ambiante, bercées par le bourdon de la tāmpurā, le miracle s’opère le trac la quitte d’un coup. Elle rejoint son grand-père dans un tīntāl alangui. Un plaisir indicible la saisit. Ses doigts, menus mais parfaitement déliés sur les peaux de chèvre, génèrent avec précision la gamme des bols — dha, ta, dhin, thin, tu, dhi, tete, gete, terekete, dhere dhere, kitetaka — et insufflent la vie à ses percussions : l’étroit mais lourd dāyān, réservé à la main droite, taillé dans le bois de shīshām ou palissandre des Indes, et le rebondi et léger bāyān, le tambour de la main gauche, façonné dans le cuivre, reproduisant à eux deux tous les rythmes de l’existence, de ceux qui font danser à ceux qui conduisent à la méditation, à la transe, à l’illumination, accompagnant la joie comme la tristesse, le calme comme l’exaltation…

Tantôt elle poursuit la mesure de base sans dévier d’une fraction de seconde du tempo, tantôt elle enchaîne avec virtuosité les variations à double vitesse chalan, mukhrā, tukhrā, tihāī, véritables prouesses de rapidité et d’arithmétique qui ornementent le tīntāl, pivot de la culture musicale indienne, rythme universel servant à exprimer couleurs, émotions, moments du jour ou de la nuit, parties du corps, états d’âme, nombres, cycle des jours, énergies vitales, apparences, créatures vivantes, plantes, animaux toutes les formes diverses et pourtant équivalentes de la divinité.

Bien qu’elle frémisse encore de l’émotion suscitée par sa prestation de l’après-midi, elle prend soudain conscience que Shānti a continué de lui parler, et son esprit réintègre la plage de Chowpatty.

– Ce qui n’est pas multiple n’existe pas, petite fille, petite joueuse de tablā. Tu brilleras comme ton grand-père, tu en as pris le chemin, car tu en as la sensibilité et le don. Le don qui te permettra de comprendre que les différentes notes du sitār sont les simples modalités de la vibration de l’air et de la corde. L’air et la corde, la peau de chèvre et les doigts humains frappant cette même peau ne forment en vérité qu’une seule et même chose. Derrière le multiple se cache l’unité. Tat tvam asi. Tu es cela. Promets-moi de t’en souvenir, Kantikā !

Laurence Suhner  in L’Ouvreur des Chemins

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