Tanizaki Jun’ichirô
Devant des coffres, dessertes à livres ou commodes en laque lisse et brillante, décorés d’incrustations voyantes, vous jugerez ceux-ci d’une ostentation agaçante, voire vulgaires; mais enduisez-les du noir complet de l’espace qui les enveloppe, remplacez le soleil ou la lampe électrique par la lumière d’une unique lampe à huile ou d’une bougie, et ces choses arrogantes se trouveront à faire le grand plongeon, soudain chics et posées. C’est que les artisans d’autrefois avaient précisément en tête cette pièce sombre et recherchaient un effet sous lumière pauvre lorsqu’ils enduisaient de laque et dessinaient des motifs d’or sur ces ustensiles. Il faut de même admettre que la surenchère de doré était la conséquence de leur réflexion sur la façon dont l’or surgirait des ténèbres et réfléchirait la flamme de la lampe à huile. Car en effet, cette peinture à la poussière d’or n’est pas faite pour être scrutée brutalement d’un seul coup d’ail dans un lieu éclairé, mais découverte peu à peu dans un lieu sombre, au hasard d’une nouvelle partie qui luit discrètement. C’est dans la mesure où la plupart de ses motifs extravagants demeureront cachés dans le noir qu’ils provoquent une émotion indescriptible. Jusqu’à la texture trop brillante de sa peau: il suffit qu’elle soit posée en un lieu sobre pour que, reflétant l’épi de la flamme qui vacille, elle nous informe de la visite occasionnelle d’un filet d’air dans la pièce si tranquille, et nous invite à la méditation. Sans un objet de laque dans ces pièces sombres et mélancoliques, combien perdrait de son charme le monde fantasmatique qui se forme à la lumière mystérieuse des bougies et lampes à huile, au pouls nocturne de leurs flammes vacillantes! La laque se saisit de-ci de-là des ombres de la lampe, comme des ruisseaux s’écoulant sur les tatamis avant d’abonder dans un étang, et les fait jouer timidement, dans l’intermittence et l’éphémère, jusqu’à tisser des motifs à la poudre d’or sur la nuit elle-même.
Tanizaki Jun’ichirô in Louange de l’ombre
Nous, les Orientaux, là où il n’y a rien nous faisons surgir l’ombre et cela crée de la beauté.
Tanizaki Jun’ichirô in Louange de l’ombre
Voici enfin proposée une nouvelle traduction du livre fondateur de l’esthétique japonaise du clair-obscur et du presque rien, du subtil et de l’ambigu, opposée au tout blanc ou noir écrasé de lumière rationaliste de l’Occident.
La profonde couleur de la laque, obtenue par accumulation de couches de ténèbres. Le chatoiement de l’or et des rutilants costumes du nô et du kabuki, surgissant de la pénombre et dérobant la clarté aux lampes à huile. La lumière tout intérieure des pâtisseries traditionnelles qui semblent rêver dans leur assiette. L’architecture de l’apaisement les matières éteintes, le bois, la paille, contre l’hygiénique céramique.
Rédigé en 1933 dans une langue scintillante d’élégance et d’ironie, ce classique nous parle non pas d’un monde disparu mais de celui que nous voudrions faire advenir : moins de clinquant, plus de beauté modeste et de frugalité.