Les états de la pulsion de vie
exposé de Benny Cassuto au congrès de l’AFA – Vichy 2011
Cet exposé ne prétendra pas décrire tous les trajets de l’eau dans la grande physiologie des nuages et de la pluie, mais essaiera d’évoquer l’importance d’un axe vide, central et libre, porteur de la règle du Ciel-Terre, dans la perception que nous avons de notre corps plongé dans l’existence. Cet axe est comme un gond autour duquel toute les rotations sont possibles et auquel la forme corporelle et ses chemins de vie peuvent se suspendre, un peu à la manière d’un vêtement sur un cintre, afin que l’expérience en soit tranquille, relâchée.
Cet axe est garant de la fluidité du mouvement et du bon fonctionnement des ouvertures et des fermetures. Descentes et montées du souffle, en volutes à la fois libres et ordonnées, en découlent. C’est bien de ce paradoxe qu’il s’agit de traiter : comment concilier liberté et ordre ? Errance et appartenance ? Parler de shǎoyáng revient à explorer cette image sous l’éclairage particulier de cette qualité du souffle.
䷂ La difficulté initiale
Pour cela, nous débuterons notre randonnée par le Yijing, le livre des mutations. Plus particulièrement par le troisième hexagramme, ䷂ 屯 chún, la Difficulté Initiale. Situé après les deux premiers, ䷀ qián et ䷁ kūn, Élan Créateur et Élan Réceptif, tous deux sans mélange, uniquement formés de traits yang ou de traits yin, c’est en fait le premier à représenter une combinaison du yin et du yang. A ce titre, il représente le début du mouvement de vie, l’état de jeune pousse et les difficultés liées à ce commencement. Nous nous en inspirerons comme une analogie du 少陽經 shǎoyáng jīng, le tout début du yang
Sans reprendre la totalité du texte, notons que le Jugement de l’hexagramme dit, entre autre :
- 勿用 wù yòng
- ne pas agir
- 利建候 lì jiàn hòu
- il est favorable d’instituer des vassaux, des hiérarchies
- 雲雷 nún léi
- nuages tonnerre
- 屯 zhūn
- difficultés initiales
- 君子以 jūn zǐ yǐ
- ainsi l’homme accompli
- 經綸 jīng lún
- démêle fils de trame et fils de chaîne
- 屯見而不失其居也
tún jiàn ér bù shī qí jū yě - Difficulté initiale, apparaître et ne pas quitter sa demeure
Il y est donc question de rester immobile tout en effectuant un travail de discernement pour démêler le chaos, le 混沌 hùndùn, des tous débuts de la rencontre entre Ciel et Terre. Il est bon d’établir une hiérarchie entre le roi et ses vassaux, un gouvernement fiable.
Tout cela afin de se faire voir et de voir sans jamais perdre le contact avec la racine, avec la demeure. On pourrait dire qu’il s’agit d’exprimer pleinement son pouvoir
德 dé en maintenant son lien au 道 dào, à l’origine.
Apparaître, comme la plante en croissance, et plonger sa racine jusque dans l’obscur de la voie sans rupture avec le mouvement spontané de la création, parler sans rompre avec le silence à l’origine du langage afin que les mots restent vivants, porteurs d’images mobiles et non figées.
Le shǎoyáng, en tant que pivot, 樞 shū, est le garant de la mobilité autour de l’axe vide évoqué plus haut.
Le qi gong, ainsi que les exercices taoïstes en général, nous enseignent l’art de retourner constamment vers la racine, que ce soit lors de la méditation immobile, assise ou debout, ou lors des mouvements plus complexes avec déplacement. Le mouvement n’interrompt pas la relation avec l’axe vide et silencieux où tout est mélange indistinct, relation avec la totalité sans distinction de formes. Les allées et venues du mouvement et du souffle, de la conscience, sont alors tout à la fois centrées par l’extrême présence et libérées par le détachement. Présence et détachement sont une autre version de l’errance et de l’ordre que nous avons évoqués plus haut.
Allées et venues, montées et descentes du souffle souffrent de la fixation.
Une élève me racontait récemment qu’elle travaillait avec des personnes, des femmes essentiellement, qui vivent dans la rue, des « sans domicile fixe ». Elle me disait son désarroi de ne pas savoir comment soulager ces femmes de leur détresse. Leur errance, leur perte de domicile et d’identité sociale semblait entraîner des pensées obsessionnelles, des fixations que rien ne semblait pouvoir soulager. La perte de leur racine provoquait, semble-t-il, une sorte d’immobilisation de leur pouvoir de pensée, d’imaginer. L’errance était tellement angoissante que la seule possibilité de survie revenait à avoir des idées fixes et des comportements répétitifs, entraînant des pathologies psychiatriques lourdes. Leur terre, leur seule racine possible était dans cette répétition incessante. Toute tranquillité y est bannie et la seule façon de survivre semble alors être cette demeure un peu folle dans le comportement obsessionnel.
L’errance dont nous parlons concernant la santé du souffle est d’un autre ordre. Pouvoir se sentir accueillis dans un monde acceptable, qui ne nous rejette pas, ne nous abandonne pas, dont nous pouvons ressentir l’appartenance qui nous y relie, est une condition minimale à la santé physique et mentale. Ces femmes abandonnées par leur société, ces vassaux trahis par leur souverain, ne peuvent se sentir reliées au Ciel-Terre. Elles n’ont comme recours qu’une errance pathologique, en forme de cercle vicieux, enfermées, aplaties dans un monde qui a perdu une dimension.
Chapitre Huit du Lingshu
Texte bien connu de tous, je n’y reviens que par amour pour cette magnifique évocation poétique de la réalité du Ciel-Terre en nous :
- 天之在我者德也,
地之在我者氣也,
德流氣薄而生者也 - Le Ciel (天 tiān) en moi c’est le pouvoir d’être (德 dé),
la Terre (地 dì) en moi c’est le souffle (氣 qì),
le pouvoir d’être ruisselle, le souffle abonde et c’est la vie (生者 shēng zhě).
Cette seule phrase de Qibo en réponse à la question de Huangdi: « Qu’est-ce que
德 dé, 氣 qì , 生 shēng, 精 jīng, 魂 hún, 魄 pò, 心 xīn, 意 yì, 志 zhì, 思 sī, 慮 lǜ, 智 zhì ? enracine d’emblée toute la psyché humaine dans l’immensité du Ciel-Terre.
Il y a du Ciel en moi et c’est ce qu’on appelle la Vertu ou le pouvoir d’être. L’efficace du Dao ruisselle en moi, le Ciel est ce mouvement de descente et de lâcher qui fait que je peux me reposer : le Ciel est en moi. Et s’il peut ruisseler, le souffle, le Qi, la Terre, peut remplir ma forme, pénétrer les méridiens, humecter les chairs, les tendons et les moelles, la peau et les os, me donner ce sentiment inestimable que je suis relié, que je ne suis pas abandonné dans l’immensité : j’en fais partie. Je suis même un orifice particulier, conscient et acteur singulier, par lequel le Ciel-Terre et son mystère s’expriment, à travers toutes les dimensions mentionnées à la suite de la vertu et du souffle dans le texte. Mais le début de la réponse est fondamental en ce sens qu’il plante le décor : l’axe vertical entre Ciel et Terre, ce mouvement fluide, liquidien, de ruissellement et de « ravissement », de descente de la rosée et de montée des nuées par lequel la vie s’exprime avant tout en moi. La grande respiration entre le mystère de mon destin, 命 mìng, et ma nature intime, 性 xìng. Entre ma racine, suspendue au Ciel et mon éclat, la révélation de ce que je suis constamment en train d’être.
Il y a l’ordre de mon destin et la liberté de ma nature.
Suwen, chapitre 79
Dans ce chapitre, Huangdi interroge Leigong sur les catégories du Yin et du Yang. Insatisfait par sa réponse, c’est lui qui finalement dit:
- 帝曰 :
三陽為經,
二陽為維,
一陽為游部 - L’Empereur répond :
le troisième yáng (太陽 taìyáng) fait la règle (經 jīng),
le deuxième yáng (陽明 yángmíng) fait ce qui relie,
le premier yáng (少陽 shǎoyáng) administre l’aisance de l’errance.
Nous nous intéresserons à cette qualification insolite du shǎoyáng. En tant que charnière, pivot (樞 shū) comme évoqué au chapitre 6 du Suwen, il semble œuvrer à la liberté de circulation et de répartition du 氣 qì, une liberté comme celle du fil à plomb, suspendu à une extrémité, au Ciel, la base libre de trouver l’aplomb, sensible au mouvement afin de maintenir toujours la verticale. Une liberté administrée par le Ciel pour que celui-ci toujours rejoigne la Terre. Cet axe libre, vertical du fil à plomb, permet le ruissellement dans tous les territoires du corps, la présence de la verticale et du pivot à tous les niveaux afin qu’ouverture et fermetures, changements et transformations opèrent pour que le souffle abonde en toute liberté, suivant des trajets bien définis, dans les 12 méridiens ordinaires, les 8 méridiens curieux, sur toutes les enveloppes qui relient profondeur et surface avec le qì défensif.
L’axe vertical, là encore, est le garant de l’épanouissement et de la racine par le biais d’une fonction dont l’image est, poétiquement, celle d’une paradoxale administration de la divagation.
Encore au chapitre 79, Huangdi continue à évoquer les 3 Yang :
- 帝曰 :
三陽為父,
二陽為衛,
一陽為紀 - L’Empereur dit :
le troisième yáng (太陽 taìyáng) est le père,
le deuxième yáng (陽明 yángmíng) fait la défense,
le premier yáng (少陽 shǎoyáng) fait la mise en ordre.
紀 jì, la mise en ordre, qualificatif attribué au shǎoyáng, représente littéralement le fait de dénouer des fils de soie, de démêler les fils de chaîne et les fils de trame, ce qui n’est pas sans nous rappeler l’Image du troisième hexagramme du Yijing, ䷂ 屯 chún , la Difficulté initiale, évoqué plus haut : 經綸 jīnglún, démêler fils de trame et fils de chaîne, qui est aussi une métaphore pour évoquer la mise en ordre.
Démêler les fils de soie, distinguer la verticale et l’horizontale, les montées et les descentes, faire la place à la grande respiration du Ciel-Terre, à la clarification et à la tranquillisation du souffle et de la conscience, telle apparaît être la fonction du
shǎoyáng, tout en préservant une liberté de mouvement. La mise en ordre est même la garante de la possibilité de « flotter » de voyager librement non seulement à travers toutes les contrées corporelles mais aussi dans les confins du monde, en lien avec le grand souffle cosmique.
Nanjing difficulté 26
Ce chapitre traite, entre autres, des liens entre le triple réchauffeur et l’origine, 原 yuán. En voici le texte :
- 齊下腎間動氣者,
人之生命也,
十二經之根本也,
故名曰原。 - Les souffles qui battent sous le nombril, entre les deux reins, c’est la vie de l’homme, c’est l’enracinement des douze méridiens, c’est pourquoi on les appelle : source, origine.
- 三焦者,
原氣之別使也,
主通行三氣,
經歷於五藏六府。 - Le Triple Réchauffeur, c’est l’agent de différenciation de ces souffles originels, il commande les communications et les circulations libres et aisées des Trois souffles, passant successivement par les cinq zang et les six fu.
- 原者,
三焦之尊號也。 - Source est l’appellation honorifique du Triple Réchauffeur.
Les Trois souffles dont parle le texte sont couramment interprétés comme étant le souffle défensif, 衛氣 wèi qì, le souffle ancestral 宗氣 zōng qì et le souffle nutritif 營氣 yíng qì.
Nous voyons, à travers ce passage, le travail du Triple Réchauffeur qui consiste à séparer et à différencier les souffles originels mêlés de la base. Il sépare littéralement les fils de trame et les fils de chaîne de ce qui constitue en nous la rencontre du Ciel et de la Terre.
Les souffles du Mingmen sont comme le feu dans l’eau, dit encore E. Rochat. C’est comme la pénétration du Ciel dans la profondeur de la Terre.
Notre fil à plomb conduit le pouvoir d’être 德 dé, le fait ruisseler vers la base en faisant battre les souffles de vie qui, depuis la profondeur, s’élèvent, inondent et nourrissent les cinq zang et les six fu. Ce « ravissement » semble se faire à la façon d’un voyage. C’est ce que rapporte le chapitre 74 du Suwen :
- 氣遊三焦。
- Les soufflent voyagent (dans et par) le Triple Réchauffeur.
Extrait du Chapitre 26 du Zhuangzi :
- 胞有重閬心有天遊,
- L’enveloppe a deux cavités, le cœur a les voyages du Ciel,
- 室無空虛則婦故勃豀,
- Si les ouvertures de la maison ne sont pas vides, la belle-mère et la belle-fille se querellent,
- 心無天遊則六鑿相攘。
- Le cœur ne voyage plus avec le Ciel et les six conduits entrent mutuellement en conflit (sont dans la confusion).
A nouveau, soulignons l’importance de maintenir un axe vide, immobile, un gond garant de la liberté des voyages du cœur et de l’harmonie des conduits du Ciel-Terre.
A nous de maintenir libres les ouvertures du corps et du cœur, les orifices de la perception, afin de préserver une respiration fine liée, non seulement à la respiration proprement dite, mais aussi et surtout à la grande respiration qui nous relie au monde par le biais de tous nos sens.
A notre place de thérapeutes, il nous faudra, avant tout, établir une relation de confiance, obtenir 得神 dé shén, condition préalable pour que les souffles prétendent à nouveau à leur libre circulation.
La rectitude du centre vide
中正 zhōng zhèng
Nous retrouvons ici la place naturelle de la Vésicule Biliaire, entrailles du Clair médian, responsable de la décision et du jugement.
Zhōng zhèng, c’est comme une sorte de police des polices mandatée par l’empereur, le Cœur, pour maintenir l’ « ordre du Centre », absolument présent et absolument détaché. Mandatée aussi pour dissuader les velléités de pouvoir de telle ou telle vassalité et harmoniser les vouloirs (志 zhì) afin qu’ils œuvrent ensemble sans se nuire, pour servir le Cœur.
Au chapitre 8 du Suwen :
- 膽者中正之官 , 決斷出焉
- La Vésicule Biliaire a la charge du juste et de l’exact. Détermination et décision en procèdent .
En guise de conclusion
Juste et exact comme la verticale déterminée par un fil à plomb, sans lequel le maçon ne pourrait construire la maison, shǎoyáng nous ancre vers la base, vers l’interne, vers l’origine et, en démêlant les fils de soie de la source, fait voyager le souffle en volutes dans ses montées et descentes, vers le haut, le bas, la droite, la gauche, l’intérieur et l’extérieur, au plus près et au plus loin. Sans fil à plomb, aucune clarté n’est possible. Sans la clarté le voyage est un leurre, une illusion.
Dans mon expérience, c’est à partir du qi gong et de la méditation que la perception de cette verticale vide s’est accrue. L’entretenir revient à nourrir l’équilibre. L’équilibre est source de tranquillité. La tranquillité permet une vision plus claire, aide à démêler les fils de soie, à distinguer les souffles à la source.
Rectitude, justesse et tranquillité du Centre sont comme le ruissellement du Ciel, de l’efficace du 道 dào, de son pouvoir 德 dé. Les voyages 遊 yóu du souffle sont le ravissement des esprits, du cœur. Vésicule Biliaire et Triple Réchauffeur, le
shǎoyáng, sont l’équerre et l’impulsion, la règle et la divagation nécessaire à une existence qui coule comme la source et qui puisse ravir notre âme, toutes conditions indispensables à qui veut traverser son destin sans y succomber.