Éloge de la lenteur dans la pratique martiale

Article de 2016 rédigé par Léo Tamaki dans Budo no Nayami

Un article de blog m’a été envoyé par un ami. Intitulé « Pour patiner vite, il faut s’entraîner lentement », il reprenait les résultats très intéressants d’une équipe de chercheurs d’Amsterdam ayant étudié les programmes d’entraînement des patineurs de vitesse néerlandais sur les dix dernières olympiades. Bien que le sujet ait traité du développement de capacités athlétiques, l’une des conclusions contre-intuitive, « les coaches ont réduit le travail intensif à son minimum et donné une part plus importante pour s’entraîner lentement », rappelle une méthode d’entraînement méconnue de la pratique martiale traditionnelle, le travail à vitesse réduite.

Kuroda Tetsuzan, photographie de Pierre Sivisay
Kuroda Tetsuzan, photographie de Pierre Sivisay

Une tradition ancienne

Chacun a déjà vu des adeptes de Taï Chi Chuan travailler lentement. Et les curieux auront aussi probablement observé des pratiquants de Systema s’entraînant au ralenti. Ce type de travail est si représentatif, qu’il en est d’ailleurs devenu une des marques de fabrique de ces disciplines. Sans doute beaucoup moins savent que la pratique au ralenti est une des bases du Iaïjutsu dans certains Koryus, et notamment dans le Shinbukan Kuroda ryugi.

Maître Kuroda Tetsuzan est probablement le maître de sabre le plus célèbre au monde. Si ses méthodes d’enseignement ne font pas toujours l’unanimité dans les cercles les plus conservateurs du Bujutsu, sa compétence martiale n’a jamais été mise en doute. Sa réputation est basée sur deux traits particuliers, les mouvements « invisibles » (dans le sens de imperceptible par l’adversaire), et sa vitesse d’exécution. Et ses capacités dans ces deux domaines trouvent leur origine dans le travail au ralenti, une tradition du Tamiya ryu Iaïjutsu.

Le Iaïjutsu est l’art de dégainer le sabre. La vitesse d’exécution y est primordiale, particulièrement dans la mesure où l’on considère souvent que l’adversaire a déjà son arme à la main. S’entraîner au ralenti pour des considérations de santé était bien évidemment totalement étranger aux préoccupations de survie des samouraïs, et s’ils ont adopté ce type d’entraînement, c’est uniquement parce qu’il leur permettait de développer une rapidité hors-norme.

Kuroda Tetsuzan
Kuroda Tetsuzan

Dans les arts martiaux chinois, c’est Yang Luchan qui popularisa ce type de travail au 19ème siècle. Et son art se répandit très rapidement, non parce qu’il était bon pour la santé, ce n’est qu’une conséquence, mais parce que Yang démontrait des capacités de combattant hors du commun.

Cheng Man Ching
Cheng Man Ching

A quoi sert le travail au ralenti?

Le travail à vitesse lente a de nombreux bienfaits. En voici une liste non-exhaustive :

  • Lorsque l’on étudie un mouvement, la première étape est l’apprentissage de sa forme. Cette étude est souvent compliquée lorsque l’on tente de le réaliser à vitesse « réelle ». Prendre le temps de le réaliser au ralenti, comme lorsque l’on apprend à écrire, permet de l’intégrer plus efficacement.
  • Le stress dans la pratique martiale est causé par différents facteurs. Ralentir la situation, que ce soit pour un mouvement déterminé ou dans un travail libre, permet de ne pas rentrer dans une zone de panique, notamment pour les débutants. Travailler en confiance est une base souvent négligée dans un milieu où il est souvent de bon ton de parler de surmonter ses peurs. Surmonter ses peurs est un processus qui peut être réalisé de façon graduelle et dans la sérénité.
  • Le travail au ralenti permet une prise de conscience fine du geste. Avec le temps l’adepte parvient à sentir les muscles qui sont en action, l’alignement des différents segments de son corps, etc… C’est la première étape vers la modification de l’utilisation du corps.
  • Une fois les éléments en action déterminés, il devient possible d’essayer d’avoir une action sur eux, et/ou d’en changer. On peut par exemple modifier les muscles utilisés pour réaliser un geste, ou la façon dont on les emploie.
  • Le travail au ralenti permet de développer le relâchement. Peu à peu il devient possible de dissocier très finement le travail des différents muscles mis en jeu, et d’inhiber tous ceux qui se contractent par habitude mais ne sont pas réellement utiles au mouvement. En conséquence la vitesse de réalisation augmente, et la respiration se pose.
  • C’est un cercle vertueux. La respiration se faisant naturellement, elle ne vient pas gêner la réalisation du geste. Elle n’est plus une entrave à l’exécution du geste juste, mais une de ses conséquences.
  • Le travail au ralenti permet aussi d’accentuer artificiellement certains éléments, comme la fatigue musculaire afin de développer le corps du pratiquant et sa structure.
  • Travailler à vitesse lente réduit significativement le nombre de blessures.
Hino senseï. à Paris
Hino senseï. à Paris

Travailler lentement en Aïkido

L’Aïkido est décrit par un certain nombre de ses pratiquants comme une pratique interne. Pourtant même parmi ceux qui la définissent ainsi, bien peu travaillent au ralenti. Il est en revanche courant de voir un travail à l’arrêt ou uke réalise une attaque statique.

J’ai longtemps utilisé ce type de travail en l’alternant avec une pratique à vitesse « réelle », mais mon opinion aujourd’hui est que les attaques arrêtées en force n’ont pas de logique martiale, et qu’elles ne développent pas de qualités qui me semblent pertinentes.

Le travail lent permet de conserver une forme, une dynamique et une intention « justes ». Il est important, autant que possible, de l’utiliser comme un réel « étiré ». Moins on modifie de choses excepté la vitesse d’exécution, plus il me semble intéressant. Mais c’est une grande difficulté.

L’un des dangers vient du fait que notre corps est câblé de façon a toujours chercher son équilibre. Ainsi, juste après que tori ait créé le kuzushi, uke a une tendance naturelle a faire d’infimes mouvements afin de réajuster sa posture et retrouver son équilibre. Le mouvement ne peut alors plus fonctionner correctement. Il faut donc que les deux partenaires comprennent le sens de la technique, et veillent à ne pas faire au ralenti ce qu’ils n’auraient pas pu réaliser à pleine vitesse.

Le même danger guette celui qui réalise le mouvement. En particulier dans le travail libre, le désir de réussir et de dominer la situation, amène souvent à bouger un peu plus vite que le ou les attaquants. La difficulté est alors escamotée, et le travail perd tout intérêt.

Lorsque j’introduis le travail lent, j’insiste sur le fait de ne pas modifier la forme et de conserver l’intention. Ce n’est qu’ainsi, en augmentant graduellement la vitesse et l’intensité qu’il prend réellement son sens. Toute liberté que l’on prend grâce au ralenti est une illusion qui doit être impitoyablement chassée. Le travail lent doit permettre de mettre l’accent sur certains points particuliers, et non pas être un prétexte pour contourner les difficultés.

Léo Tamaki à Monaco
Léo Tamaki à Monaco

Un travail en conscience

Lorsque l’on réalise la plupart de nos gestes, il s’agit de processus automatiques dont la conscience est généralement absente. Le travail au ralenti permet de prendre le temps d’être à l’écoute des autres, mais aussi de soi. Ce travail de conscience amène une modification qualitative de la pratique. Si l’on arrive à ne pas tricher, et à éviter le travail en complaisance, c’est l’un des plus courts chemins vers la modification de l’utilisation du corps.

Le travail au ralenti n’est qu’une étape, et ne saurait en aucun cas devenir une finalité et occuper la totalité du temps de pratique. Mais ce travail en conscience est un outil qui recèle d’innombrables bienfaits. Les maîtres du passé et ceux d’aujourd’hui comme Kuroda Tesuzan ou Hino Akira ne s’y sont pas trompés.


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