Équilibre et harmonie

Tous les arts internes ont des similitudes, ils sont tous basés sur la culture du souffle (氣 qì) et de l’esprit (神 shén). Mais les qi gong, neigong, baguazhang ou taiji quan présentent des différences. Nous utilisons les mêmes composants mais de façon différentes, et parfois le type de qì développé peut être différent. Ce qui caractérise le taiji quan et que nous devons comprendre et développer, c’est ce que l’on peut nommer l’équilibre et l’harmonie.

平衡 píng héng

Dans l’expression 平衡 píng héng, le caractère 衡 héng signifie balance, peser, mesurer. Les traits du caractère 平 píng sugère l’dée d’égalité mais il a également le sens de calme, paisible, ordinaire, d’apaiser.

兩腿宜分虛實,起落猶似貓行。
liǎng tuǐ yí fēn xūshí, qǐluò yóu shì māo xíng.

杨澄甫 Yáng Chéngfǔ 

Yang Chengfu a déclaré dans La pratique du Taijiquan : Il faut distinguer plein et vide dans les deux jambes. En s’élevant et descendant on devrait se déplacer comme
un chat.

L’équilibre (平衡 píng héng) ici signifie la compréhension et le fait d’incarner le 陰陽 yīn yáng et plus précisément le point d’équilibre entre le yīn et le yáng. Si on regarde le taiji tu, la ligne en forme de S représente le point d’équilibre entre le yīn et le yáng, dans le taiji quan nous l’appelons l’équilibre central (中定 zhōng dìng). Cela ne signifie pas se tenir droit ou être vertical. C’est le centre (中 zhōng ) d’égalisation entre les opposés, c’est l’harmonisation des oppositions yīn yáng ; il nécessite d’être calme, tranquile (定 dìng). Cela doit être développé dans le corps et dans les strates les plus subtiles de l’être. Si vous ne l’avez pas atteint dans votre corps, vous ne pouvez l’atteindre dans les autres strates. Pour le développer il faut le cultiver dans le réel, le tangible et s’éloigner de l’imaginaire et de l’illusoire. Rien dans nos pratiques ne relève de la fabrication mentale, nous voulons nous éloigner de la sphère mentale vers l’incarnation en entrainant corps, qì et shén.

Pour équilibrer le corps nous devons séparer yīn et yáng avec une ligne de séparation qui relève du zhōng dìng, si vous ne pouvez pas les séparer, vous ne pouvez pas les équilibrer. Cette séparation concerne les éléments tangibles, physique du corps. Si ces éléments sont grippés, le corps rouillé, l’équilibre ne peut être trouvé. Séparer ou ouvrir le corps physique est important pour développer le qì, sans ce travail on peut accéder au qì et non le développer ; on ne peut faire couler le qì, le mobiliser. Si vous ne pouvez mobiliser le qì, vous ne pouvez pas générer les puissances. Cette transformation du corps est la partie la plus importante de l’entrainement.

和 hé

L’harmonie (和 hé) signifie harmoniser l’esprit, l’intention et le souffle mais cela inclus aussi le corps : 神 shén, 意 yì, 氣 qì et 力 lì ou 勁 jìn ; c’est à dire les forces (力 lì) ou les puissances (勁 jìn) dans le corps. Le caractère 和 hé signifie également paix, union, aimable, doux, harmonieux, concilier. Shén, yì, qì et jìn doivent s’unifier, travailler ensemble, fonctionner comme une seule entité. Développer cette harmonie nécessite un entraînement spécifique, c’est le propos du taiji quan.

中定 zhōng dìng

Le point clé de l’art interne c’est tout ce qui concerne le qì, comment il fonctionne, comment il maintien l’équilibre et l’harmonie. Tous les arts internes développent des moyens d’exprimer le qì et le jìn. Cependant ce qui caractérise le taiji quan, le coeur de cet art est de maintenir simultanément le zhōng dìng.

骨升肉降 gǔ shēng ròu jiàng

Le premier niveau de zhōng dìng que nous pouvons rechercher est l’équilibre connu de manière imagée comme les os en haut, la chair en bas (骨升肉降 gǔ shēng ròu jiàng). Séparer le yīn et le yáng, ici c’est sentir que le squelette, yáng, est comme suspendu au ciel par le sommet de la tête (百會 bǎi huì) et que la chair, yīn, coule vers la terre. Par rapport à la chair qui coule vers le bas, le squelette semble flotter vers le haut. Les pratiques immobiles debout telles que debout comme un pieu (站樁 zhàn zhuāng) ou travailler chaque posture de la forme comme une posture immobile debout (定勢 dìng shì) permettent d’accèder à les os en haut, la chair en bas. Accéder à ce premier niveau entraîne une transformation profonde du corps, cela demande beacoup de travail et d’habilité (功夫 gōng fu).

邁步如貓行,運勁如抽絲。
mài bù rú māo xíng, yùn jìn rú chōu sī.

武禹襄 Wǔ Yǔxiāng

Wu Yuxiang a déclaré dans Être un combattant : Marchez comme un chat, et transporter la puissance conformément à tirer le fil de soie .

運勁如抽絲 yùn jìn rú chōu sī

Ce premier niveau de zhōng dìng est couplé avec ce qui appelé tirer la soie. Ne pas développer tirer la soie à un niveau profond, rendra chétif le développement du jìn.

La soie (絲 sī) considérée comme la plus précieuse est celle du bombyx du mûrier. Si le brin de ce vers à soie mérite d’être cultivé, c’est qu’il est particulièrement fin (32 millièmes de millimètre), solide, élastique et qu’il devient d’une blancheur incomparable après lavage. Le cocon de la larve est formé par ce brin continu d’un kilomètre de long. L’assemblage de quelques-uns permet de constituer le fil de soie qui sert au tissage.

Filer la soie (纺絲 fǎng sī) consiste à dévider (抽出 chōu chū) le cocon (蠶繭 cán jiǎn) afin d’en tirer (抽 chōu) le fil de soie. Les cocons, plongés dans un bain d’eau bouillante, se ramollissent, puis, sont agités avec un petit balai afin de dégager les fils et ensuite ils sont attachés au métier à filer puis enroulés sur l’écheveau. Comme le brin est trop fin pour le tissage, on procède au moulinage.  C’est l’étape fondamentale qui va permettre de rendre le fil de soie utilisable pour le tissage, il consiste à tordre (纏 chán) le fil sur lui-même afin d’augmenter la résistance et en changer l’aspect.

Sans moulinage, c’est-à-dire torsion, le fil de soie brute ne peut être utilisé sur un métier à tisser. En effet, il faut en renforcer la cohésion et la résistance. Le nombre de tours subis par le fil dans le moulin à tordre dépend de l’outil auquel il est destiné. Pour la chaîne, c’est la résistance qui est privilégiée et le nombre de torsions est élevé. Pour la trame, on peut laisser du gonflant au fil qui subira moins de frottement et ne risquera pas de se briser.

Dans le style Yang, tirer la soie n’est pas aussi apparent que dans le style Chen. Mais ce contenu est incorporé dans le style Yang.

Yang Zhenduo

On voit que la constitution du fil de soie utilisable pour le tissage nécessite deux opérations tirer les fils de soie (抽 chōu) et enrouler les fils tirés des cocons (纏 chán).

纏絲勁 chán sī jìn

Le taiji quan de style Chen priviligie l’enroulement et la spirale (螺旋 luó xuán) et souligne son usage avec l’expression 螺旋纏絲 luó xuán chán sī, celle-ci est peu usitée dans les autres styles, même si les maîtres de style Chen pensent qu’ils en ont hérité. Ce qu’enseigne le taiji quan de style Chen, c’est qu’il y a de la rectitude dans le cercle et que la rondeur est recherchée dans la rectitude.

抽丝劲 chōu sī jìn

Dans le style Yang, certains considèrent le 缠丝劲 chán sī jìn comme étant un jìn similaire aux autres jìn, et ne mettent pas l’accent sur lui mais plutôt sur 運勁如抽絲 yùn jìn rú chōu sī, sur la puissance (勁 jìn) qui née, qui est transportée (運 yùn) de tirer (抽 chōu) le fil de soie.

抽絲剝繭 chōu​sī​bāo​jiǎn

Tirer la soie (抽絲 Chou Si) est un type de compétence ou de capacité qui fait référence au dicton un cocon ne peut être déroulé qu’une couche à la fois (抽絲剝繭 chōu​sī​bāo​jiǎn) et ce n’est qu’avec une étude méticuleuse et une attention aux détails les plus fins qu’un résultat se produira ou arrivera à son terme.

Dans les arts martiaux internes, la compétence 抽絲 chōu sī vient principalement du respect de la règle
Une partie bouge, chaque partie bouge qui conduit ensuite à  La racine déplace la pointe.

Il y a un lien étroit entre Tirer la soie et obtenir les Six harmonies et les neuf sections.

Dans les arts martiaux internes, on dit que le qì se rassemblent au champ de cinabre pendant que le corps se détend (鬆 sōng) et s’enfonce. On dit que, rassembler la puissance, c’est comme presser un ressort. Où est le ressort pressé ? Au champ de cinabre. Quel est la nature du ressort ? Votre qì interne. Quand tout le corps est détendu, le qì interne est rassemblé et fermement enfoncé dans le champ de cinabre . Guidez le qì avec l’intention et développez la puissance avec le qì, section par section, de sorte qu’il puisse éclater instantanément du champ de cinabre le long des méridiens et à travers les os.

Se détendre (鬆 sōng) n’est pas un état, c’est une classe progressive de processus de lâcher prise qui dépendent de l’art, de la transmission, de l’enseignant et du niveau de compétence. Dans la poursuite de l’acquisition de compétences dans les arts internes (內家 nèi jiā), ce processus est progressivement affiné dans sa profondeur, sa largeur, sa stabilité et sa sophistication. Le but du sōng est de s’harmoniser (和 hé) avec les changements (變化 biàn huà) afin de maintenir un zhōng dìng particulier. Au fur et à mesure que sōng s’approfondit, il affine zhōng dìng dans la précision, la stabilité et la sophistication. Le sōng en relation avec le zhōng dìng est ce qui cultive le souffle (氣 qì), qui à son tour aiguise l’écoute (聽 tìng) et l’intention (意 yì). Le mouvement et la puissance du taiji quan découlent de l’interaction de zhōng dìng, qì, tìng et yì.

Les gens qui ont inventé et raffiné ces arts au cours sur de nombreuses générations, nous les connaissons aujourd’hui en tant que chinois. Ils ont élaboré des méthodes spécifiques, qui lorsque l’on s’entraîne avec diligence sur une longue période de temps, cultivent les perceptions qui définissent précisément ces termes (zhōng dìng, sōng, tìng, …) par expérience directe ; ils relèvent de la tradition orale, de l’enseignement ésotérique. Leurs significations naissent de notre expérience, du questionnement, de la confrontation et de la validation de celle ci par nos professeurs, nos soeurs et frères de pratique, nos élèves ainsi que de l’étude des classiques.


Si nous écartons nos bras et nos jambes, nous constituons une roue. Comme le montre L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci. (L’Homme de Vitruve est le nom donné au dessin à la plume, encre et lavis sur papier, intitulé Étude des proportions du corps humain selon Vitruve, 1492). Il est le symbole de l’humanisme: l’homme est considéré comme le centre de l’univers. Le centre de cette roue c’est notre yao, d’où partent quatre rayons qui sont nos jambes et nos bras. L’axe est immobile, tandis que les mains et les pieds se déplacent. Dans chaque main at il y a un petit dantian (centre d’énergie) situé dans les poignets. Dans nos pieds les mêmes dantian sont les deux sphères situées au milieu des talons. Ces quatre points, plus le yao, voilà les cinq points. À quoi nous servent-ils ? A réaliser tous nos mouvements de tai-chi où les mains et les pieds ont une tendance centripète, c’est-à-dire qu’ils veulent s’éloigner du centre, qui est le yao. Celui-ci ne peut le permettre car ce serait la dispersion des énergies et la dislocation du corps. Alors il les maintient liés à lui, créant ainsi un surplus d’étirement qui va produire le dangkaï : ressort interne entre le yao, les mains et les pieds. Selon Gu Meisheng, s’il n’y a n’y a pas de dangkaï, il n’y a pas de tai-chi . Condition sine qua non, donc, qui donnera une élasticité plus profonde aux actions, tout en intensifiant les courants de chi dans celles-ci. À cela s’ajoute une autre loi du tai-chi qui stipule : Tout mouvement commence par son contraire. Ce qui veut dire que si je veux aller vers la gauche, je dois prendre mon élan en allant d’abord vers la droite, et vice versa. De cette relation ou connivence entre les cinq points va naître une autre merveille de ce tai-chi : l’énergie de torsion. De quoi s’agit-il? En changeant de direction, ma taille tourne, les bras et les mains tournent aussi, entraînant tout le corps, mais au lieu de suivre cette courbe jusqu’aux limites raisonnables, disons, entraînées par le regard plein de chi et par l’intention (yi), les limites vont aller plus loin, exigeant une torsion supplémentaire du corps, ce qui va exiger un plus grand engagement du yao. Quand nous pensons que ce type d’action se fera cent huit fois lors de l’enchaînement, nous pouvons calculer le déploiement intensif du corps et de ses énergies. Ajoutons que celles-ci deviendront force lors des applications martiales.

Gregorio Manzur in Le souffle du chi

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