Article de Sonya Faure parue dans lLberation le 17 avril 2019
Renouant avec une tradition longtemps oubliée, les chercheurs se penchent à nouveau sur le règne végétal. Un modèle qui bouleverse radicalement notre conception d’un monde constitué d’individus, explique le philosophe Quentin Hiernaux.
Quentin Hiernaux est chercheur au Fonds national belge de la recherche scientifique (FNRS). Il a consacré sa thèse de philosophie au végétal à l’Université libre de Bruxelles et a coordonné le livre Philosophie du végétal avec Benoît Timmermans (éditions Vrin, 2018). Se pencher sur les végétaux, dit-il, bouleverse nos concepts traditionnels. Au point de donner naissance à une philosophie nouvelle.
Pourquoi la philosophie et aussi la biologie ont-elles si longtemps délaissé le végétal pour lui préférer l’humain et l’animal ?
Une vieille tradition philosophique s’est très tôt intéressée aux plantes, mais elle a vite été oubliée. Dans l’Antiquité, Théophraste, le père de la botanique, a multiplié les descriptions de plantes. Il les a notamment étudiées pour elles-mêmes, indépendamment de ce qu’elles pouvaient apporter à l’homme en termes de pharmacopée ou d’agriculture. Il considérait déjà qu’elles étaient plus qu’une simple matière passive et insensible. Mais ses textes se sont perdus, pour n’être redécouverts qu’au XVe siècle en Occident. Entre-temps, ce sont les textes aristotéliciens qui vont faire foi dans le domaine des sciences et de la médecine. Ceux-ci opposent les végétaux insensibles d’un côté, et les animaux et les hommes de l’autre, prémisse de la grande rupture qui subsiste encore de nos jours. Cette pensée zoocentrée, survalorisant l’homme rationnel et l’animal sensible par rapport au végétal, sera reprise par la tradition chrétienne.
Comment expliquez-vous alors le regain d’intérêt pour les plantes, aussi bien parmi les scientifiques que dans le grand public ?
Les récentes découvertes de l’épigénétique (qui étudie comment l’environnement peut directement influencer l’expression des gènes d’un organisme) de la physiologie ou de l’immunologie végétale ont ouvert de nouvelles hypothèses de recherche. La philosophie aussi se préoccupe à nouveau, surtout depuis le début des années 2000, du règne végétal. Toute une littérature underground existait bien au XXe siècle, mais elle était souvent new age et ésotérique, ce qui poussait plutôt les scientifiques qui s’intéressaient à la biologie végétale à s’autocensurer de peur d’être assimilés à ces thèses. Ils ont tout de même préparé le terrain.
Mais la grande rupture, aujourd’hui, c’est la crise environnementale qui ne nous permet plus d’ignorer les végétaux. Leur spécificité est justement d’être intimement reliés, fixés même, à leur environnement. Ce modèle bouleverse radicalement notre conception philosophique traditionnelle d’un monde qui serait constitué d’individus. A partir du moment où l’on s’intéresse à la vie végétale, l’idée même d’individu est transformée : une plante a tendance à fonctionner comme une collectivité. Elle a un pouvoir de régénérescence : une même bouture peut donner naissance à cinq nouvelles plantes. Ma pelouse est-elle constituée de la réunion de milliers d’individus ou d’un seul brin d’herbe qui a colonisé l’espace ? Certaines plantes fusionnent leurs racines avec d’autres et s’échangent des nutriments (c’est l’anastomose). Sont-elles alors toujours deux ou ne font-elles plus qu’une ?
La notion d’individus, parfaitement indépendants les uns des autres comme de leur environnement, pensée pour les hommes et les animaux, ne fonctionne plus avec les végétaux. Et du même coup, l’étude du modèle végétal nous révèle que nous ne sommes peut-être pas nous-mêmes si autonomes, «isolables» de notre environnement…
Peut-on parler d’«intelligence des plantes» ?
La difficulté vient de la polysémie du terme «intelligence». Des biologistes comme Stefano Mancuso (l’Intelligence des plantes, Albin Michel, 2018) ou Anthony Trewavas (Plant Behaviour and Intelligence,Oxford University Press 2014, non traduit) optent pour une conception que je dirais plus «objective» de l’intelligence, entendue comme la capacité d’un organisme à résoudre des problèmes et à atteindre ses objectifs en s’adaptant à son environnement. Elle contraste avec une définition philosophique de l’intelligence, plus subjective et proche de la notion d’esprit : une faculté à jouer avec les concepts, à rationnaliser. Marquée par le christianisme et des philosophes comme Descartes, la philosophie occidentale oppose encore souvent corps et esprit. Or «l’intelligence» des végétaux est justement intrinsèquement liée à leur corporéité : leur faculté d’adaptation à leur milieu passe principalement par leur croissance et des modifications de leur corps. Cette vision beaucoup moins dualiste d’un «corps intelligent» remet en cause toute une tradition philosophique.
Ce n’est pas la seule tradition qui est bouleversée par l’étude des végétaux…
Notre représentation linéaire du vivant – les humains au sommet, les plantes tout en bas, et les animaux au milieu – en est ébranlée. L’éthologie avait déjà remis en cause la distinction longtemps pensée infranchissable entre l’homme et l’animal. On a alors reporté cette frontière pour séparer d’un côté les humains et animaux, qui ont un système nerveux, des instincts et des mouvements rapides, et de l’autre les plantes. Or, on se rend compte désormais que cette rupture ne va pas de soi non plus et amène des problèmes éthiques. La question du système nerveux et de la souffrance des êtres a été surestimée : elle légitime l’éthique animale (si on doit se soucier du bien-être des animaux, c’est parce qu’ils sont capables de souffrir) mais exclut à nouveau les plantes, qui n’ont pas de système nerveux et dont on n’a jamais prouvé qu’elles souffrent. Mais la distinction de l’être qui souffre par rapport aux autres est-elle si légitime du point de vue de l’éthique de l’environnement ? Certains philosophes plaident pour une éthique végétale qui suppose un plus grand respect des vies non animales, en intégrant une éthique alimentaire qui suppose de s’opposer à la culture intensive ou aux pesticides qui détériorent les milieux tant des animaux que des plantes. Il faut revoir notre rapport aux plantes, que nous ne considérons que comme des objets, des ressources exploitables, sur le modèle de la manufacture. Il ne s’agit pas de dire que nous devons cesser de manger des végétaux. Bien sûr, le végétal est pour nous une ressource. Mais il n’est pas que cela. La crise environnementale actuelle vient peut-être principalement du manque de considération du végétal en tant que tel. La déforestation massive, la dégradation des sols par les engrais chimiques, la crise des OGM en sont autant d’illustrations.
Vous en appelez à une nouvelle philosophie de la vie végétale. Comment la définiriez-vous ?
Plutôt qu’une vision très abstraite de la nature, elle s’intéresserait aux phénomènes concrets de la vie, pour ensuite reconstruire une nouvelle image de ce que serait la nature. Elle n’opposerait plus l’individu à son milieu et n’établirait donc plus une frontière nette entre les êtres vivants et leur environnement. Nous avons l’impression que l’animal est une entité qui peut être abstraite de son environnement car il s’y déplace librement. Mais l’ours polaire ne peut exister sans la banquise ni le panda sans la bambouseraie, comme n’importe quel vivant en fait. Le végétal nous en fait prendre conscience avec plus de force encore : en effet, comment penser la forêt sans les arbres ou la prairie sans l’herbe ? Les milieux sont co-constitués par les vivants, plus encore par les végétaux qui les façonnent depuis la composition des sols jusqu’à celle de l’atmosphère. Ils sont à la base des écosystèmes actuels et d’une bonne partie de l’histoire de la vie sur Terre telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ces éléments devraient nous amener à une vision mieux informée, plus subtile, positive et respectueuse des formes de vie tant animales que non animales.