Tout se passe dans notre Ă©tat de civilisation industrielle comme si, ayant inventĂ© quelque substance, on inventait d’après ses propriĂ©tĂ©s une maladie qu’elle guĂ©risse, une soif qu’elle puisse apaiser, une douleur qu’elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d’enrichissement, des goĂ»ts et des dĂ©sirs qui n’ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui rĂ©sultent d’excitations psychiques ou sensorielles dĂ©libĂ©rĂ©ment infligĂ©es. L’homme moderne s’enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupĂ©fiants, d’excitants… Abus de frĂ©quence dans les impressions ; abus de la diversitĂ© ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de dĂ©clenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous les doigts des enfants. Toute vie actuelle est insĂ©parable de ces abus.
Paul ValĂ©ry in Le Bilan de l’intelligence (1935)
Dans cette confĂ©rence prononcĂ©e en 1935, Paul ValĂ©ry dĂ©livre ses impressions sur l’Ă©volution de l’intelligence en une Ă©poque oĂą le progrès ne cesse de bouleverser les habitudes et les modes de pensĂ©e. Les progrès techniques de l’âge industriel apportent un nouveau confort mais aussi entraĂ®nent une certaine paresse, de corps et d’esprit, une impatience toujours plus vive Ă obtenir ce qu’on veut avoir… voire une diminution croissante de la sensibilitĂ© au monde et aux choses environnantes. Surtout, ils engendrent un autre rapport au temps, dĂ©sormais rĂ©trĂ©ci, amenuisĂ©. Seule Ă©chappatoire : une Ă©ducation qui continue Ă valoriser les langues mortes et le bon usage de la langue française. ValĂ©ry dĂ©nonce une Ă©ducation qui mise sur le succès au baccalaurĂ©at, sans parvenir Ă dĂ©velopper la formation d’esprits indĂ©pendants.
Matière à penser
Manuel de survie dans une société malade de son humanité