La douceur est une énigme. Incluse dans un double mouvement d’accueil et de don, elle apparaît à la lisière des passages que naissance et mort signent. Parce qu’elle a ses degrés d’intensité, parce qu’elle a une force symbolique et un pouvoir de transformation sur les êtres et les choses, elle est une puissance.
Nos pratiques et je pense en particulier au tuishou nous apprennent que la douceur est une fête sensible, une fête du sensible, une révolution intime qui amène une révolution relationnelle aux autres et au monde.
Il nous faut reconnaître la place centrale que la culture chinoise accorde aux transitions, aux germinations invisibles et à la vie sensible. En Occident, les changements sont captés selon le principe de l’événement, qu’on s’empresse de catégoriser. On est aveugle à l’imperceptible. Dans une culture du résultat, le discontinu fait mirage. Or à chaque instant, tout se modifie. Mais comment cela est-il arrivé ? Perçoit-on encore le moment de l’événement quand on s’attarde à chaque détail d’un processus en devenir ? La douceur est exactement faite de cette étoffe car elle n’est pas saisissable catégoriellement, mais seulement existentiellement. Comme sensation et comme passage, ou puissance de métamorphose.
François Jullien, dans son beau livre, montre combien « les transformations silencieuses » constituent ce que la métaphysique européenne a le plus de mal à saisir, alors que la culture chinoise leur accorde, au contraire, son intelligence. Depuis les Grecs, l’Occident a gradué les frontières, maintenu les ordres séparés, interrogé les limites. On procède par concept et non par intuition, encore moins par analyse des sensations. La neige qui fond en est un exemple : comment la définir ? Au cœur de leur pensée se tient en effet la question de l’identité stable, et non de ce qui mue.
Pour les textes anciens chinois, la transformation est une attitude, un état du corps et de l’esprit, une harmonie sur le modèle « naturel » des choses qui mûrissent et s’épanouissent, en interaction avec ce qui les entoure. L’attitude taoïste s’efforce de « tirer parti des propensions à l’œuvre, sur la durée, ainsi que de la capacité d’autodéploiement des processus ». Nous retrouvons ici l’idée de la puissance, au sens aristotélicien, mais là où Aristote interroge la manière dont la sensation de douceur apparaît pour un sujet, en Chine, c’est la douceur elle-même qui contient en germe son contraire. Passage qui se solde alors par un changement de nature. Pas de scansion ni de coupure.
Anne Dufourmantelle in Puissance de la douceur