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Combattre les mots

Sculpture reprĂ©sentant Lao Tseu partant vers l’ouest montĂ© sur un buffle

Quatre nouveaux documents reouvrent de vieux dĂ©bats dans l’historiographie du taijiquan

Traduction de l’article “Fighting Words: Four New Document Finds Reignite Old Debates in Taijiquan Historiography” de Douglas Wile paru dans Martial Arts Studies

Résumé

L’historiographie des arts martiaux a Ă©tĂ© au centre des guerres culturelles en Chine et un sujet de discussion cĂ©lĂšbre entre traditionalistes et modernistes depuis prĂšs d’un siĂšcle. Les enjeux n’ont jamais Ă©tĂ© aussi Ă©levĂ©s qu’avec l’art iconique du taijiquan, oĂč, en s’appuyant sur une poignĂ©e de documents des lignĂ©es Chen, Wu et Yang, les traditionalistes ont rendu mythique les origines du taijiquan, proclamant l’immortel taoĂŻste Zhang Sanfeng comme progĂ©niteur, tandis que les modernistes ont obtenu l’approbation officielle du gouvernement en faisant remonter les origines Ă  la famille Chen. Quatre nouvelles dĂ©couvertes de documents, comprenant des manuels, des gĂ©nĂ©alogies et des frottements de stĂšles, ont rĂ©cemment Ă©mergĂ©, perturbant les rĂ©cits des deux camps et, si elles Ă©taient authentiques, seraient les versions les plus anciennes des «classiques» du taijiquan et imposeraient une rĂ©vision radicale de notre comprĂ©hension de l’art. Cet article prĂ©sente les nouveaux documents, les circonstances de leur dĂ©couverte, leur contenu et les controverses entourant leur authenticitĂ© et leur importance, ainsi que les implications pour une comprĂ©hension plus large de la culture et des politiques chinoises.

  1. Combattre les mots
  2. L’appartenance prĂ©cĂšde l’incarnation
  3. Une centaine de fleurs dans les études sur les arts martiaux

Le 21 aoĂ»t 2007, l’Administration gĂ©nĂ©rale du sport de Chine dĂ©cerna au village Chen dans le Henan, une plaque commĂ©morative reconnaissant son statut de «berceau du taijiquan» et Yuan Fuquan de l’AcadĂ©mie des sports du comtĂ© de Wen proclama, «La poussiĂšre s’installe enfin sur cette controverse centenaire” [Yuan 2011]. Cependant, ce qui Ă©tait ‘poussiĂšre’ pour Yuan s’est rĂ©vĂ©lĂ© une source d’opposition, et seulement deux mois plus tard, une tempĂȘte de protestations entraina le retrait de la plaque. L’attribution de la plaque semblait ĂȘtre le point culminant d’un demi-siĂšcle de reconnaissance officielle pour la thĂšse attribuant la crĂ©ation du taijiquan Ă  陳王ćș­ ChĂ©n WĂĄngtĂ­ng (1597-1664) et Ă©quivalait Ă  accorder un brevet ou un certificat d’authenticitĂ©. Pourquoi, alors, l’affaire a-t-elle Ă©tĂ© officiellement close puis rouverte? Ce n’est peut-ĂȘtre pas fortuit si, alors que le village Chen cĂ©lĂ©brait sa victoire, des preuves cachĂ©es depuis longtemps Ă©mergeaient dans les villages voisins, ce qui visait Ă  perturber l’orthodoxie officielle et ne pourrait ĂȘtre rejetĂ©e comme une simple mythologie. En fait, ces anciennes gĂ©nĂ©alogies, ces manuels, ces rĂ©pertoires et ces inscriptions sur stĂšles donnent des munitions aux deux parties dans une guerre culturelle prolongĂ©e entre traditionalistes et modernistes. Au fil du temps, la controverse est devenue plus grande que le taijiquan, plus grande que les arts martiaux, plus grande que l’opposition entre traditionalistes et modernistes, et elle est devenue aujourd’hui un lieu de rĂ©sistance au contrĂŽle de la culture et de la libertĂ© acadĂ©mique. L’utilisation d’explĂ©tifs colorĂ©s tels que «menteur», «criminel», «escroc», «contrefacteur», «parti pirate» et «sycophant», Ă  peine caractĂ©ristique d’une «nation de biensĂ©ance» (liyi zhi bang) tĂ©moigne de l’intensitĂ© des Ă©motions de tous les cĂŽtĂ©s de cette bataille sur la propriĂ©tĂ© du «patrimoine culturel immatĂ©riel» de la Chine.

Cet article prĂ©sente la provenance, le contenu, l’authenticitĂ© et la signification de quatre nouvelles dĂ©couvertes de documents en Chine. GĂ©ographiquement, trois d’entre elles se regroupent dans un petit territoire de la province du Henan, juste au nord du fleuve Jaune, traditionnellement considĂ©rĂ© comme le berceau de la civilisation chinoise et un foyer d’activitĂ© des arts martiaux. Plus prĂ©cisĂ©ment, ces nouvelles dĂ©couvertes comprennent la «gĂ©nĂ©alogie de la famille Li», le «manuel des arts martiaux» et la «stĂšle Li Daozi» de la famille Li et le temple des mille ans (Qianzaisi) du village Tang dans le comtĂ© de Boai; le «Manuel de la lance de la famille Wang» de la famille Wang du village de Wangbao Ă  Boai; «L’art secret du Taijiquan» de la famille Wang de la ville de Zhaobao dans le comtĂ© de Wen; et la ‘gĂ©nĂ©alogie de la famille Wang’ du comtĂ© de Xinjiang, province du Shanxi. Ce sont les nouveaux documents les plus significatifs publiĂ©s depuis les annĂ©es 1970 par Yang Yingang, Chang Hongkui, Wu Mengxia et Shen Jiazhen et les manuscrits de Wu Chengqing et Wu Ruqing [Wile 1983, 1996]. Ces derniĂšres dĂ©couvertes, si elles sont authentiques, sont les manuscrits de la mer Morte des Ă©tudes sur le taijiquan, qui contiennent les versions les plus anciennes de ce qui est considĂ©rĂ© comme les «classiques», mais potentiellement plus significatives, car elles contestent les rĂ©cits d’origine.

Il y a un certain nombre de raisons pour lesquelles ces dĂ©couvertes de documents sont si importantes dans l’historiographie du taijiquan. D’abord, peut-ĂȘtre plus que tout autre art martial asiatique, le mince corpus des travaux thĂ©oriques qui dĂ©finissent l’art, depuis les classiques du taijiquan ( ć€Șæ„”æ‹łç¶“ tĂ ijĂ­ quĂĄn jÄ«ng) de 關 癟 益 Guān BǎiyĂŹ en 1912, ont acquis le statut de classiques (經 jÄ«ng) et sont acceptĂ©s comme normes par tous les styles. DeuxiĂšmement, ils dĂ©crivent non seulement les principes des mouvements et les techniques d’autodĂ©fense, mais sont largement considĂ©rĂ©s comme exprimant l’Ă©thique mĂȘme de la culture chinoise. Les pratiquants de taijiquan peuvent ĂȘtre qualifiĂ©s de peuple du livre.

Nulle part le dicton l’histoire est racontĂ©e par les vainqueurs n’est plus vrai qu’en Chine, oĂč les histoires dynastiques officielles lĂ©gitiment le mythe fondateur de la famille impĂ©riale et articulent une idĂ©ologie politique normative pour le discours intellectuel. À diverses Ă©poques, le lĂ©galisme, le confucianisme, le bouddhisme et le taoĂŻsme ont tous bĂ©nĂ©ficiĂ© du soutien de l’État. Au XXe siĂšcle, les historiens marxistes chinois ont renversĂ© la focalisation traditionnelle sur les empereurs, les gĂ©nĂ©raux et les hommes d’État confucĂ©ens pour cĂ©lĂ©brer l’ingĂ©niositĂ© paysanne et la rĂ©sistance Ă  l’exploitation par la classe dirigeante. Sur le marchĂ© des arts martiaux d’aujourd’hui, les diffĂ©rentes Ă©coles et styles se disputent le statut de conquĂ©rant commercial en inventant leur histoire. «Inventer la tradition» dans la culture des arts martiaux chinois contemporains consiste Ă  rechercher de nouveaux documents, Ă  rĂ©vĂ©ler de nouvelles lignĂ©es, de nouveaux «lieux de naissance», et Ă  les relier finalement Ă  d’anciennes «transmissions taoĂŻstes». Dans une alliance mutuellement bĂ©nĂ©fique entre Ă©rudits conservateurs et lignages locaux, le premier gagne des munitions pour dĂ©fier le parti, et le second gagne un capital intellectuel pour investir dans le dĂ©veloppement ( 開癌 kāifā ). Notre double tĂąche consiste donc Ă  Ă©valuer la substance des diverses revendications rĂ©visionnistes et Ă  comprendre le dĂ©bat lui-mĂȘme comme rĂ©vĂ©lant de profondes fissures idĂ©ologiques dans l’historiographie des arts martiaux chinois et dans la culture au sens large.


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