Boxe

拳 quán

Le poing, 拳 quán, désigne aussi un style de boxe lorsqu’il est attaché au reste du nom d’un style ; par exemple, 太極拳 tàijí quán est la boxe du 太極 tàijí ou boxe du faîte (極 jí) suprême (太 tài). Certains différencient ceux qui pratiquent des applications martiales de ceux qui ne le font pas en disant qu’il n’y a pas de quán dans leur tàijí. Mais on peut voir plus loin que cela. Plutôt que de simplement signifier boxe, quán implique un art qui peut conduire une personne vers le développement personnel et éventuellement la croissance spirituelle grâce à l’étude de la boxe.

La vie est courte mais très large.

Jim Harrison

Ce développement, cette culture de soi, repose en grande partie sur l’évolution qui se produit sous la pression physique et psychologique de la pratique (功夫 gōng fu) ainsi que sur la résolution de la contradiction qui peut y avoir entre le développement de la gentillesse et de la compassion tout en étudiant en même temps quelque chose qui, à première vue, semble diamétralement opposé à de telles qualités.

L’épée qui aime les cerisiers en fleurs, Wu Jinguo

La sensation inaugure le savoir, elle est principe de discernement. Mais en tant qu’appétit, elle est principe de mouvement.

Laurent Cournarie, Pascal Dupont 

Les arts martiaux (武術 wǔ shù) chinois, les techniques propres à ce pays (國術 guó shù), ont des origines qui remontent jusqu’au troisième millénaire AEC. La plupart des arts traditionnels connus aujourd’hui ont été développés entre le 16e et le 19e siècle. Leurs origines intellectuelles se trouvent dans les trois grands déterminants de la culture chinoise :

Techniques appliquées du bagua zhang par maître Toni Parada

Le confucianisme

Les valeurs centrales du confucianisme sont la bienveillance (仁 rén), la sincérité (誠 chéng) et le pardon (恕 shù). Rén est la vertu la plus fondamentale, obtenue par la culture de soi (自我修養 zìwǒ xiūyǎng).

La bonté de l’homme envers ses semblables, la bienfaisance, la compassion, la vertu d’humanité est exprimé par le caractère 仁 rén qui se décompose en deux concepts : l’homme (人, sous sa forme de clef 亻) et le chiffre deux (二). Ici, le caractère 二 signifie quelque chose de mutuel, de réciproque : on ne devient 仁 rén, pleinement humain (人) que dans sa relation à l’autre (二).

Rén doit s’exprimer à travers le rite (禮 lǐ), et le rite doit également être basée sur la bienveillance pour avoir du sens, la personnalité (人格 rén gé) peut alors être cultivée (培 péi).

Le confucianisme influence depuis deux mille cinq cents ans tous les aspects de la civilisation chinoise. Dans le domaine des arts martiaux traditionnels, le rituel que l’on pratique encore de nos jours et que les maîtres considèrent comme extrêmement important, émane directement du confucianisme. Dans ce rituel sont compris la cérémonie de salutation, les relations entre le maîtres et les élèves, les relations réciproques entre les élèves, la vénération des anciens maîtres, etc.

Historiquement, les arts martiaux étaient enseignés au sein d’une famille (家 jiā) dans de petits villages, sauf s’ils étaient destinés à la formation militaire. A une époque où la survie des clans familiaux était très difficile et que la connaissance n’était pas à la disposition de tous, la tradition familiale du gōng fu était un trésor incroyablement précieux qu’on chérissait. Cette exclusivité permet à une famille de garantir la perpétuation de son nom mais aussi de conserver une reconnaissance particulière dans la société. C’est la raison pour laquelle le gōng fu d’un clan, son style (式 shì) et sa philosophie étaient sévèrement protégés et préservés par les pères (父 fù) et leurs fils. Quiconque était désigné pour recevoir la responsabilité de perpétuer une tradition si importante se devait de la suivre et lui faire confiance sans aucun doute possible.
Quand la culture des clans chinois s’est ouverte vers des personnes dignes de confiance mais sans liens familiaux, des étudiants ont été sélectionnés pour être adoptés par le clan familial.

Encore aujourd’hui, les noms et les rôles qui définissent la relation entre les enseignants de l’école et ses étudiants maintiennent cette tradition :

  • 老師 lǎo shī, c’est l’enseignant, le professeur ; littéralement le vieux maître, car dans la société traditionnelle chinoise les aînés sont particulièrement respectés pour leur expérience et leur savoir. Cependant, le terme est davantage utilisé pour un maître en calligraphie ou en peinture que pour un instructeur d’arts martiaux
  • 師傅 shī fù a le sens de maître, expert et est utilisé comme titre de politesse pour exprimer le respect envers l’expérience et les compétences (功 gōng) d’un individu ;
  • 师兄 shī xiōng désigne le frère aîné des élèves ;
  • 师弟 shī dì, le plus jeune frère, le petit frère d’école ;
  • 師父 shī fu a le double sens de maître, expert et de père, et dénote ainsi de manière explicite une relation maître-disciple ou enseignant-élève. Ce terme est donc utilisé par un individu seulement envers son propre maître ou enseignant.
  • 徒弟 tú dì, l’apprenti, l’étudiant, le disciple ;
  • 师妹 shī mèi : la plus jeune sœur, fille de son professeur plus jeune que soi ;
  • 师伯 shī bó : grand-oncle, le frère du professeur ;
  • S师公 shī gōng est le professeur du professeur ;
  • 师姐 shī jiě, la sœur aînée, la grande sœur d’école, la fille de son professeur plus âgée que soi-même.

Le 拜師 bài shī est la cérémonie au cours de laquelle l’élève est accepté comme disciple du shīfu, il entre derrière les portes closes. 

Le caractère 拜 bài symbolise deux mains jointes, le terme signifie saluer, visiter, se prosterner. C’est le geste chinois de salut devant une divinité, également utilisé pour saluer un supérieur, tel qu’un professeur. Le caractère 師 shī se décompose en 刀 dāo, le sabre, et 帀, qui est le radical 50 pour turban ou foulard. Par extension, il désigne celui qui est au-dessus des autres, soit un commandant en chef, un maître.

Depuis la Révolution, le gouvernement chinois, dans un souci de combattre le féodalisme, décourage les gens à utiliser ces appellations et les incite à employer le terme 教练 jiào liàn, soit entraîneur ou instructeur.

Les traditions se sont conservées dans les arts martiaux classiques jusqu’à nos jours. Elles gardent encore tout leur sens. Celui qui entre dans une école intègre en même temps une famille. Pendant les entraînements, le monde extérieur reste à l’écart. On s’en libère et on se concentre pour travailler de façon détendue à des choses qui finalement nous permettront de nous sentir mieux dans le monde extérieur.

Cela n’est pas sans évoquer les valeurs de notre compagnonnage :

  • Pour les Compagnons du Devoir, le métier ne se limite pas à un savoir-faire : c’est une culture, un savoir-être. Un métier, c’est une histoire, des hommes, un langage, des écrits, des ouvrages laissés par les anciens.
  • Depuis toujours, les Compagnons du Devoir prennent un engagement moral : celui de transmettre. Le Compagnon se donne pour devoir de transmettre non seulement son savoir-faire, mais aussi son savoir-être parce qu’il aspire à être plus qu’un bon ouvrier : un « homme bon ».
  • Être membre des Compagnons du Devoir, c’est faire partie d’une communauté. Elle est un lien entre les différentes générations, les différents métiers et les différentes origines et permet à chacun de trouver sa voie et donc de s’épanouir.
  • L’initiation est l’occasion de moments communautaires et festifs au sein de la vie du jeune itinérant : l’Adoption et la Réception. C’est lors de ces cérémonies que sont rappelés ces principes de vie qui doivent se transformer en une façon d’être.
  • Au moment de devenir Compagnon, la connaissance professionnelle se mesure dans la réalisation d’un travail de Réception (« chef d’oeuvre »). Outre la valeur technique du travail selon les principes de base du métier, c’est le comportement de l’homme face aux difficultés qui importe.

Cependant la conquête du geste est un travail qui ne peut s’accomplir que seul.

Le taoïsme

Dans le domaine des arts martiaux chinois, il est habituel de distinguer :

  • arts martiaux externe 外家拳 wài jiā quán, qui pourrait se lire également comme boxe étrangère, étrangère (外 wài) car d’origine bouddhiste, le bouddhisme étant un apport de l’étranger ;
  • arts martiaux internes 内家拳 nèi jiā quán qui pourrait se lire comme propre à la Chine ou interne à une famille (家 jiā).

Les adeptes du taiji quan, xingyi quan, bagua zhang  cherchent à se conformer aux principes universels qui régissent les phénomènes, et que la pensée taoïste a conceptualisé avec les notions de 道 dào (voie), 陰陽 yīn yáng, 太極 tài jí ( faîte suprême), 五行 wǔ xíng (cinq agirs), 八卦 bā guà (huit trigrammes), 氣 qì (souffle), … Ces concepts se retrouvent dans le nom même des arts internes. Cette corrélation entre la pensée chinoise et la pratique martiale a permis aux arts populaires et guerriers d’avoir une base théorique d’une grande richesse et d’assurer leur cohérence.

Le grand maître de taijiquan Cheng Man Ching à Taiwan dans les années 50-60

Sensibles au risque inhérent au dualisme de figer la circulation du souffle vital dans un face-à-face sans issue, les Chinois ont préféré mettre en avant la polarité du yin et du yang qui préserve le courant alternatif de la vie et le caractère corrélatif de toute réalité organique : coexistence, cohérence, corrélation, complémentarité.

Anne Cheng in Histoire de la pensée chinoise

L’interpénétration, l’interdépendance et la génération sont les trois principes qui régissent la relation duale du 陰 yīn et du 陽 yáng. En d’autres termes l’essence de toute manifestation, de toute forme de la vie, est un système relationnel cyclique et génératif constitué de deux pôles qui s’opposent. Ce mode de pensée est ternaire et non dualiste car sans la relation qui les unit, les pôles n’existent pas. Cette relation est dynamique car elle est animée par le 氣 qì.

Le souffle est un, mais pas d’unité compacte, statique, figée, il est au contraire en circulation permanente, il est par essence mutation.

Anne Cheng in Histoire de la pensée chinoise

Les Chinois appliquent ce processus relationnel, qui tend à privilégier les notions d’alternances, de rythmes et de cycles, à toute manifestation de la vie et en particulier à l’homme. Ce processus est mis en œuvre dans la pratique du quán.

Démonstration de formes de ba gua zhang

Comment retrouver l’harmonie avec le monde, le contact spontané avec ce qui nous entoure ? Telle est l’ambition de Zhuangzi, la deuxième grande figure du taoïsme après Laozi.

Quand je taille une roue et que j’attaque trop doucement, mon coup ne mord pas. Quand j’attaque trop fort, il s’arrête [dans le bois]. Entre force et douceur, la main trouve, et l’esprit répond. Il y a là un tour que je ne puis exprimer par des mots, de sorte que je n’ai pu le transmettre à mes fils, que mes fils n’ont pu le recevoir de moi et que passé la septantaine, je suis encore là à tailler des roues malgré mon grand âge. Ce qu’ils pouvaient transmettre, les Anciens l’ont emporté dans la mort. Ce ne sont que des déjections que vous lisez là.

Leçons sur Tchouang-tseu

Le charron, dans ce dialogue, met le doigt sur un phénomène dont nous avons déjà pu faire l’expérience par nous-mêmes : l’impossibilité de transmettre un geste par la parole. La conquête du geste est un travail qui ne peut s’accomplir que seul.

Le calligraphe a la spontanéité pour origine. La spontanéité une fois posée, le yin et le yang se manifestent, le yin et le yang  s’étant manifestés, la forme apparaît.

Cai Yong

L’esprit-intention ne peut être que l’activité parfaitement intégrée de celui qui agit. Grâce à la concentration, une synergie se produit, l’activité se transforme, passe à un régime supérieur et s’émancipe du contrôle de la conscience et n’obéit plus qu’à elle-même. Pour Zhuangzi, l’expérience a un sens particulier. Il désigne par ce terme le substrat familier de nos activités conscientes auxquelles nous ne prêtons normalement pas attention parce qu’il est trop proche et trop commun, mais que nous pouvons apprendre à mieux appréhender : cela demande une forme d’attention que nous pouvons cultiver.

Readiness is all

Shakespeare in Hamlet

Si on ramène cela à toute forme d’apprentissage, il s’agira donc bien de prêter un regard attentif aux phénomènes en cours et de développer une endoperception qui deviendra à son tour une méta-expérience, c’est-à-dire une expérience intériorisée, consciente d’elle-même, et qui à la longue deviendra autonome.

Le xingyiquan de Yang Tong

Dans l’œuvre de Zhuangzi, l’expression 逍遙遊 xiāo yáo yóu a une importance particulière. Le caractère 逍 xiāo a le sens d’errer, de flâner ; 遥 yáo de lointain, d’éloigné ; 遊 yóu de nager, visiter ; 逍遙遊 évoque l’idée d’évoluer librement et évoque en français une certaine fluidité, facilité, habileté … : dégagée de tout souci pratique, la conscience se laisse porter par la perception du soi du corps propre apaisé. Le corps de l’apprenant, ainsi dégagé de toute entrave technique, peut alors se laisser aller à la libre interprétation de la partition intérieure qu’il porte en lui, et de son style qui pourra apparaître au grand jour.

Rien n’intéresse plus Zhuangzi que de se mettre dans cette relation seconde à sa propre activité et de s’en faire du dedans le témoin étonné. Même s’il est vrai qu’on ne peut ni comprendre ni transmettre les formes supérieures d’activité par le moyen du discours. On peut toutefois la connaître en poussant la maîtrise jusqu’au point où la conscience a le loisir de se faire le spectateur détaché de l’activité, c’est probablement l’apanage du sage que de le repérer.

Il est […] nécessaire, pour que nous puissions percevoir ces grandes choses qui sont présentes dans l’âme, que nous tournions notre faculté de perception vers l’intérieur et que nous tournions dans cette direction notre attention.

Plotin in Les Ennéades

Le bouddhisme

Deux principes fondamentaux peuvent résumer la philosophie bouddhiste : la vigilance et le détachement. Le bouddhisme se veut être une solution à la source de souffrance qui résulte de la non-acceptation des changements incessants. Notre conscience mentale se croit immortelle et notre affectivité se nourrit de la fixité et seul un travail sur soi peut permettre à l’individu de changer de fonctionnement.

Pour les bouddhistes, le non-agir, induit par une immobilité posturale, permet au pratiquant non seulement d’observer ses pensées et ses émotions mais aussi de percevoir ses propres rythmes internes ce qui le met en relation avec toutes formes qui lui sont extérieures.

D’une manière presque universelle, chaque maître des systèmes martiaux orientaux s’est attaché à promouvoir l’importance de la croissance spirituelle par rapport aux prouesses martiales. De cette manière, l’étude du combat est devenue une métaphore actualisée de la lutte personnelle qu’une personne peut traverser sur le chemin de la réalisation de soi.

Si vous pratiquez le combat, si vous ne faites pas un pas de plus et que vous n’étudiez pas votre nature, votre rapport aux autres et au monde, il n’y a toujours pas de 拳 quán dans votre pratique.


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