Paradigme
Aristote, dans LâĂthique Ă Nicomaque, montre quâil y a une vĂ©ritĂ© du dĂ©sir; le dĂ©sir a une fin. La morale nâest pas affaire de «valeurs», mais de bien propre Ă lâhomme, susceptible dâĂȘtre connu par la raison qui examine la fin naturelle des ĂȘtres. Quand on connaĂźt la fin naturelle de lâhomme, on peut dire quâil est vrai ou faux que telle ou telle action est bonne ou mauvaise pour lâhomme.
Il peut ĂȘtre intĂ©ressant de confronter la pensĂ©e grecque et la pensĂ©e chinoise, en particulier taoiste. Si ces sagesses ne sont pas identiques, elles se recoupent et s’interrogent mutuellement.

Le bonheur humain
La fin derniĂšre de lâhomme
Toute connaissance, toute action, toute dĂ©libĂ©ration tendent vers une fin. Je puis vouloir une chose en vue dâune autre, et cette autre elle-mĂȘme en vue dâune troisiĂšme, mais il y a nĂ©cessairement une fin derniĂšre de toutes nos activitĂ©s, un but suprĂȘme. Sinon, lâon se perdrait dans une rĂ©gression Ă lâinfini, et nous voudrions sans jamais rien vouloir, ce qui est absurde. Il faut donc reconnaĂźtre une fin voulue pour elle-mĂȘme.
Tout le monde tombera dâaccord; cette fin, câest le bonheur. Câest sa recherche qui nous pousse Ă lâaction. Si vous demandez Ă quelquâun pourquoi il fait ceci et cela, et ainsi de suite en remontant de but en but, il finira par vous dire: «Pour ĂȘtre heureux.» Et le questionnement sâarrĂȘtera. On ne peut en effet demander Ă quoi sert le bonheur, câest une question absurde: le bonheur ne sert Ă rien, puisquâil est le bien dĂ©sirable en soi, pour lui-mĂȘme; on ne peut le vouloir comme un moyen.
Quâest-ce que le bonheur ?
Mais si les hommes sâentendent sur le mot «bonheur», ils sont loin de sâaccorder sur la chose. Est-ce la gloire, les plaisirs, lâargent, la connaissance, lâamour⊠?
La fin derniĂšre de lâĆil est de bien voir, câest-Ă -dire de rĂ©aliser excellemment sa fonction propre. De mĂȘme, le but dernier du guitariste, en tant quâil est guitariste, est de bien jouer de la guitare. Pour connaĂźtre la fin suprĂȘme dâun ĂȘtre il faut donc partir de sa fonction spĂ©cifique (une chaussure peut servir Ă enfoncer un clou, mais ce nâest pas lĂ sa fin spĂ©cifique).
De mĂȘme, lâhomme peut Ă©prouver des plaisirs sensuels, exercer sa force, mais ce ne sont pas ses fonctions propres; il les partage avec les animaux. Sa diffĂ©rence spĂ©cifique, câest lâĂąme rationnelle. Sa fin suprĂȘme sera donc lâactivitĂ© rationnelle, exercĂ©e selon lâexcellence (aretĂš), autrement dit selon la vertu (aretĂš).
En grec ancien, le terme dâarĂ©tĂ© (áŒÏΔÏÎź ) signifie, au sens le plus fondamental, l’excellence. C’est une notion intimement liĂ©e avec le fait de remplir une fonction ou de mener Ă bien une tĂąche ; celui qui vit selon lâarĂ©tĂ© est celui qui rĂ©alise son plein potentiel. Dans la culture grecque la plus ancienne, lâarĂ©tĂ© consiste dans le courage et la force face Ă l’adversitĂ©. Elle est ce Ă quoi tout homme doit aspirer.
Dans ses poĂšmes, HomĂšre l’associe frĂ©quemment avec la bravoure, mais encore davantage Ă l’efficacitĂ©. L’homme ou la femme qui rĂ©alise lâarĂ©tĂ© est une personne qui sait atteindre ses buts, qui fait usage de toutes ses facultĂ©s – force, bravoure, esprit, ruse, acuitĂ© – pour obtenir des rĂ©sultats rĂ©els.
Dans le monde homĂ©rique, lâarĂ©tĂ© concerne toutes les aptitudes et les potentialitĂ©s que les hommes possĂšdent. Le concept constitue un universel anthropocentrĂ© ou du moins rĂ©servĂ© aux humains ; il prĂ©suppose un rĂ©fĂ©rent dans lequel les actions des hommes ont une rĂ©elle importance, oĂč le monde est un lieu de conflit et de difficultĂ©, et oĂč la valeur et le sens se mesurent selon le critĂšre de l’effectivitĂ© individuelle dans le monde.
- ćŸ· dĂ©
- vertu, moralité, volonté, bonté, bienveillance
- éćŸ·ç¶ dĂ o dĂ© jÄ«ng
- le livre de la voie et de la vertu
- çĄçș wĂș wĂ©i
- laisser les choses suivre leur cours, laisser-faire
LâarĂ©tĂ© est Ă rapprocher de la notion taoiste de dĂ©. DĂ©, traduit en gĂ©nĂ©ral par « vertu », a essentiellement en chinois moderne le sens de « vertu morale », mais a eu autrefois tout comme son Ă©quivalent français le sens d’ « effet » ou de « pouvoir ». Le dĂ© dĂ©signe l’action dĂ©coulant du dĂ o, la manifestation du dĂ o dans les ĂȘtres et les choses.
Le taoĂŻste doit cultiver le dĂ©, câest-Ă -dire suivre le flux naturel des choses sans le perturber ou tenter de le modifier. Le dĂ© se manifeste par le wĂșwĂ©i, ou art du non agir, qui doit mener Ă lâharmonie intĂ©rieure. Loin de signifier quâil ne faut rien faire, le wĂșwĂ©i implique plutĂŽt de choisir ses actions en accord avec le dĂ o.
Lâaction et les vertus
Ce quâest le bonheur
Mais quâest-ce donc que «lâactivitĂ© de la raison»? La raison peut ĂȘtre active de deux maniĂšres: soit en se livrant Ă la pure connaissance (thĂ©oria), oĂč elle est seule en jeu, soit en rĂ©glant lâaction de lâhomme dans le monde, oĂč elle dirige le dĂ©sir.
Lâaction elle-mĂȘme se divise en «production» (poiĂšsis), dont la fin est une Ćuvre extĂ©rieure (arts et technique), et en «action» pure (praxis), plus noble, qui a sa fin en elle-mĂȘme (amitiĂ©, relations humainesâŠ).
Le bonheur consiste donc dâune part et principalement dans la contemplation, dâautre part dans lâaction pure, rĂ©glĂ©e par la raison (les biens matĂ©riels, la santĂ© ne sont nullement Ă©trangers au bonheur; ils y aident, mais ne le constituent pas).
Contemplation et action doivent sâexercer selon la vertu.
La vertu
La vertu est ce qui porte une chose Ă sa perfection. Il y a deux sortes de vertus: les vertus morales, perfectionnant le dĂ©sir, qui se soumet Ă la raison, en vue de lâaction, et les vertus intellectuelles, perfectionnant lâintelligence seule, en vue de la contemplation.
Savoir le bien nâest pas encore le faire, car la raison est affrontĂ©e au dĂ©sir, qui se rebelle et rĂ©siste. Ensuite, si le mĂ©chant ignore le bien, câest cette ignorance mĂȘme qui est coupable. Câest lui qui, Ă force dâactes mauvais, sâest dĂ©naturĂ©; il prĂ©fĂšre ses plaisirs Ă la rĂ©alisation difficile de sa nature.
Il faut donc former le dĂ©sir au bien, lâexercer, le façonner. La vertu nâest donc ni une pure connaissance ni une action isolĂ©e, mais une habitude, une disposition stable et durable de la volontĂ©, acquise par lâexercice, Ă bien agir. Lâhomme vraiment vertueux nâĂ©prouve nulle contrainte Ă lâĂȘtre, il lâest joyeusement, conscient de rĂ©aliser ainsi sa nature. La vertu consiste en un juste milieu, dĂ©terminĂ© par la raison de lâhomme prudent.
Le juste milieu
Le juste milieu dĂ©finit la perfection: ce Ă quoi lâon ne peut rien ĂŽter ni ajouter. Le juste milieu nâest pas une moyenne, mais un sommet entre le dĂ©faut et lâexcĂšs, une ligne de crĂȘte.
Ainsi le courage est-il le juste milieu entre la tĂ©mĂ©ritĂ© et la lĂąchetĂ©: non pas lâabsence de crainte, mais son affrontement. La tempĂ©rance est le juste milieu entre lâinsensibilitĂ© inhumaine et la dĂ©bauche.
Appliquez-vous Ă garder en toute chose le juste milieu.– Confucius
– Confucius
La justice est la vertu de la relation avec les autres; elle consiste Ă attribuer Ă chacun ce qui lui revient. Il faut distinguer la justice commutative, qui rĂšgle les Ă©changes, et la justice distributive, qui rĂšgle les distributions. La premiĂšre respecte une Ă©galitĂ© stricte, arithmĂ©tique: donnant-donnant. Lâautre respecte une Ă©galitĂ© proportionnelle: non pas la mĂȘme chose Ă tout le monde, mais Ă chacun selon son mĂ©rite. LâĂ©galitĂ© de la justice nâest donc pas forcĂ©ment une Ă©galisation indiffĂ©renciĂ©e, mais un traitement impartial, et, par consĂ©quent, respectueux des mĂ©rites comparĂ©s.
Lâhomme supĂ©rieur est celui qui a une bienveillance Ă©gale pour tous, et qui est sans Ă©goĂŻsme et sans partialitĂ©.– Confucius
– Confucius
PĂ©nĂ©trer dans un jardin chinois, c’est entrer dans la pensĂ©e chinoise et surtout dans la pensĂ©e taoĂŻste. Dans la Chine traditionnelle, le confucianisme avait inventĂ© le moyen d’Ă©viter la violence dans la sociĂ©tĂ© en crĂ©ant les rĂšgles du jeu social, qu’on appelait les rites. Il dĂ©finissait les devoirs que chacun devait remplir pour assurer la pĂ©rennitĂ© de la famille et de l’Ătat. Le taoĂŻsme, lui, prĂ©conisait de suivre la nature et mĂȘme, comme Yang Zhu, sa nature individuelle, car toute interfĂ©rence dans le cours naturel des choses ne pouvait que provoquer des malheurs ; en politique, le meilleur dirigeant Ă©tait donc celui qui s’abstenait d’agir. C’Ă©tait sur cette pensĂ©e que s’appuyaient ceux qui refusaient les lois de la sociĂ©tĂ© et se retiraient pour vivre au fond des montagnes afin d’Ă©pouser le rythme de l’univers. Ces deux courants n’Ă©taient pas opposĂ©s que si l’on poussait chacun Ă l’extrĂȘme et si l’on avait oubliĂ© le principe du juste milieu. En fait, ils Ă©taient plus complĂ©mentaires qu’opposĂ©s. La plupart des lettrĂ©s, aprĂšs avoir payĂ© leur dĂ» Ă la sociĂ©tĂ©, avoir Ă©tĂ© pĂšres de famille et fonctionnaires, se croyaient le droit Ă un certain Ăąge de se dĂ©tacher du monde et, disciples de Candide, de cultiver enfin leur jardin, lieu idĂ©al de cette retraite. L’esthĂ©tique du jardin Ă©tait donc insĂ©parable de la pensĂ©e taoĂŻste. Il s’agissait de crĂ©er un modĂšle rĂ©duit de la nature avec ses montagnes et riviĂšres, ses falaises et ses lacs, ses ouvertures et ses refuges cachĂ©s, sa permanence et ses saisons. Le taoĂŻsme, bien que ni Lao zi ni Zhuang zi n’aient parlĂ© d’art, Ă©tait devenu l’esthĂ©tique sous-jacente Ă toutes les crĂ©ations artistiques : maĂźtriser la technique pour ensuite l’oublier, dĂ©passer la conscience rationnelle pour suivre tout “naturellement” sa main confondue avec celle qui crĂ©e l’univers, retrouver la mentalitĂ© de bĂ©bĂ© aprĂšs ĂȘtre passĂ© par le savoir. Le jardin avait un avantage : on pouvait certes l’installer au milieu de la campagne, mais aussi bien dans les villes, Ă l’abri de murs ; et vivre en ermite, Ă la fois proche et loin des ambitions et tracas du monde, dans un espace clos qui restait Ă la mesure de l’homme, puisque créé par lui.
– Jacques Pimpaneau, in Dans un jardin en Chine
– Jacques Pimpaneau, in Dans un jardin en Chine
La prudence
Le juste milieu doit ĂȘtre Ă chaque fois dĂ©terminĂ© selon la situation. Il est la fin que vise la volontĂ©, mais il faut encore rĂ©flĂ©chir aux meilleurs moyens de lâatteindre. Je puis avoir la ferme volontĂ© dâĂȘtre juste sans savoir quoi faire pour lâĂȘtre.
Câest Ă lâintelligence pratique, qui regarde les choses particuliĂšres et changeantes, que revient cette tĂąche dĂ©licate; sa vertu, intellectuelle, est la prudence. «La vertu morale assure la rectitude du but que nous poursuivons, et la prudence celle des moyens pour y parvenir.».
LâamitiĂ© et la contemplation
Avoir un ami
L’accomplissement de cette vie morale perfectionnĂ©e par les vertus est la relation Ă autrui.
Dans lâĂthique Ă Nicomaque, Aristote appelle ÏÎčλία l’affection qui fait que nous aimons un ĂȘtre pour ce qu’il est et non pour ce qu’il peut nous apporter.
LâamitiĂ© diffĂšre en cela de lâamour intĂ©ressĂ© qui nous fait aimer quelquâun pour nous-mĂȘme, et pour les avantages, plaisirs ou utilitĂ© que nous pouvons en tirer â et non pour lui-mĂȘme. Lâami est un autre moi-mĂȘme. Entre les amis, plus besoin de justice; ce quâelle commande entre les hommes qui ne sont pas amis, câest lâamitiĂ© qui le fait ici spontanĂ©ment.
Cet amour dĂ©sintĂ©ressĂ© et rĂ©ciproque donne Ă lâĂąme humaine une assise quâelle ne peut avoir seule, une sorte de complĂ©tude que sa nature infirme appelle naturellement. Lâhomme ne se suffit pas Ă lui-mĂȘme. Le moi commence Ă deux.
- ä» rĂ©n
- humanité, bienveillance, amande, pépin, bon, bienveillant
- äșș rĂ©n
- personne, homme, ĂȘtre humain, homo sapiens
Pour la pensĂ©e chinoise l’homme – äș» rĂ©n – a besoin de sa relation Ă l’autre, d’ĂȘtre deux – äș Ăšr – pour avoir la qualitĂ© d’humanitĂ© – ä» rĂ©n -, pour ĂȘtre pleinement humain.
LâamitiĂ© des contemplatifs
Le bonheur de lâamitiĂ© nâest pas tout. Reste la contemplation de Dieu. Elle est le bonheur suprĂȘme, couronnĂ© par le plus noble plaisir. Elle connaĂźt toutefois des intermittences tant elle est difficile. Il faut noter que lâamitiĂ© la plus solide est lâamitiĂ© qui lie les amoureux de la vĂ©ritĂ© car, suspendue Ă lâĂ©ternel, elle se garantit de toutes les inconstances et mĂ©diocritĂ©s de la vie, sâalimente et se renforce contre toute rupture Ă la source de toute jeunesse et de toute vie. Ce commun amour dâun bien qui ne sâamoindrit pas de son partage est lâĂ©toile fixe des amitiĂ©s indestructibles.
Le dynamisme Ă la source de lâaction, câest le dĂ©sir. Mais il a une fin naturelle: le bonheur, qui rĂ©side en la rĂ©alisation de notre nature. Câest Ă lâintelligence, Ă la raison pratique, dâĂ©clairer le dĂ©sir sur cette fin, et de trouver les moyens propres Ă le rejoindre. Les vertus, les devoirs, la dimension impĂ©rative de la morale font partie de ces moyens: le devoir nâest pas arbitraire, mais intĂ©grĂ© dans une perspective plus vaste, dont la ligne de fuite est la quĂȘte du bonheur.
Alors que Bankei, le grand maĂźtre zen, enseignait au temple de Ryumon, un prĂȘtre Shinshu, jaloux de son auditoire impressionnant, voulut discuter avec lui.
Bankei Ă©tait en train de parler lorsque le prĂȘtre se prĂ©senta, et celui-ci provoqua un tel dĂ©sordre que Bankei sâinterrompit pour lui demander ce quâil voulait.
â « Le fondateur de notre secte, dit le prĂȘtre avec arrogance, avait des pouvoirs si miraculeux quâil pouvait Ă©crire son nom alors quâil se tenait sur lâune des rives du fleuve, un pinceau Ă la main, et que son serviteur Ă©tait sur lâautre rive avec une feuille de papier. Es-tu capable dâune chose aussi remarquable ? »
Bankei rĂ©pondit dâun ton lĂ©ger :
â « Ces tours de passe-passe ne sont pas dans la maniĂšre du Zen. Mon miracle Ă moi, câest de manger quand jâai faim et de boire quand jâai soif. »
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