Les grues du bonheur

瑞鹤图 ruì hè tú

En 1112, alors que l’empire des Song est en guerre depuis trois ans avec son voisin des Liao, au nord, l’empereur Huizong  (宋徽宗 Sòng Huīzōng 1082 – 1135), expose Les Grues (鹤 hè) heureuses (瑞 ruì) ou de bon augure à l’Académie de peinture : la critique est élogieuse. Heureux, ici, est pris au sens de favorisé par le hasard, par le destin.

Le tableau est divisé en deux parties par deux couleurs dominantes. Les deux tiers supérieurs sont d’un bleu-vert terni de brun – le ciel limpide du nord de la Chine ; le tiers inférieur de la composition est voué au jaune qui rehausse les toits timidement dessinés. Vingt grues d’une blancheur éclatante volent « joyeusement » et « paisiblement », dit le texte mis en légende par l’empereur lui-même.

Au lieu de la symétrie des formes dictée par la tradition, Huizong, grand maître de la peinture chinoise, cherche un autre langage, un autre équilibre. Dans Les Grues du bonheur, cet effet visuel est obtenu par les quatre oiseaux qui, dans le quart supérieur gauche, se précipitent en diagonale vers le bas avec une vélocité et une force surprenantes, la force et la détermination manifestées par les quatre échassiers neutralisant les autres oiseaux suspendus dans ce grand espace bleu.

L’effet visuel obtenu par l’artiste-empereur est sans précédent dans l’histoire de la peinture chinoise. L’exigence artistique de Huizong l’a amené à utiliser le fusain et la règle pour tracer une ligne transversale allant du bec de la grue la plus haut placée sur la gauche jusqu’au pinacle droit du toit en contrebas. Le peintre force donc le spectateur à regarder cette peinture de haut en bas et de gauche à droite, en suivant le vol des oiseaux une direction de lecture picturale qui va à l’encontre de l’habitude chinoise de regarder une œuvre de droite à gauche.

Dans Les Grues du bonheur, le grand espace bleu agressif est désarmé par l’introduction de ces vingt visiteurs, dont la blancheur immaculée sauve le jaune de la fragilité. L’empereur a abandonné les « trois perspectives » qui structuraient l’art pictural chinois depuis les Tang, à savoir la plongée, la contre-plongée et l’horizontalité. Les oiseaux et les toits sont présentés sur le même plan, avec la même profondeur, une technique plutôt primitive qu’on retrouve dans les fresques de la dynastie Han (de 206 av. J.-C. à 220 apr. J.-C.). C’est un retour en arrière délibéré pour Huizong, qui considère que la peinture des Song est trop pompeuse, trop colorée.

Le tableau vaut aussi pour l’interprétation prophétique qu’on peut en faire. On voit que les oiseaux se dirigent pour la plupart vers le Sud, tandis que deux grues, trop fatiguées peut-être par leur long périple, se sont perchées chacune sur un pinacle du toit, indifférentes à l’angoisse des autres échassiers qui cherchent un endroit où se poser. Ces deux grues ne symbolisent-elles pas l’empereur et la famille impériale face au désarroi de leurs sujets ? Les quatre grues qui fondent vers le milieu de la peinture à la recherche d’une protection temporaire sentent-elles le danger se rapprocher de la frontière du Nord ?

Douze ans après l’achèvement de cette oeuvre, le royaume des Jin, un puissant voisin du Nord, détruira le royaume des Song du Nord, mettant son peuple en déroute comme les grues frappées par le vent glacial. A moins que l’artiste visionnaire n’ait prévu la fuite de ses successeurs et ses sujets apeurés vers Hangzhou dans la direction que les oiseaux lui ont indiquée, pour établir une autre dynastie?

Pour faire ressortir les toits de la cour, Huizong les a mis sur un fond de couleur jaune, censé être de bon augure. Mais les toits, emblèmes de la souveraineté, sont réduits à de simples contours qui évoquent plutôt des décors de scène. Sans racines dans ce dernier crépuscule, leur symbolisme peut aussi se lire comme celui d’une inquiétude. « L’artiste vit dans son œuvre », a écrit Maurice Merleau-Ponty.

Pour Huizong, le jaune peut être une couleur lourde et désagréable : en tant que souverain, il doit porter « la robe jaune aux dragons », ce boulet que traînent tous les empereurs chinois. Quand il distille la couleur de sa robe impériale pour la mettre au premier plan des Grues du bonheur, il se réconcilie, grâce à la peinture, avec la couleur interdite à ses sujets. Huizong cherche un nouveau langage pictural dans l’ordre et la structure. Avec Les Grues du bonheur, il tente subtilement de convaincre ses sujets que les dieux sont encore présents et toujours prêts à sauver la dynastie, alors que celle-ci est en réalité au bord du gouffre.

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