L’être touché

L’être touché active une communion relationnelle et tactile en amont de la communication rationnelle et symbolique qu’exalte, l’étrangement nommée de ce point de vue, culture digitale. C’est pourquoi il importe de préciser ce que penser la main active. Mettre la main sur à la manière de cette main qui sert de pochoir dans les peintures rupestres du paléolithique de la Grotte de Garys dans les Hautes Pyrénées, comme mettre sa main sur le ventre de sa compagne qui attend un enfant ou sur l’épaisseur stable d’un tronc d’arbre, n’est pas vouloir laisser une empreinte ou exercer une emprise. C’est vouloir prendre contact avec ce qui ne se voit pas. Une main sur une paroi est un geste ancien. Il n’est pas primitif mais premier. Cette épreuve du contact déploie un mode d’être participatif avec le monde et les vivants. Ici le mode participatif se distingue du mode présentiel comme l’être en prise differe de l’emprise. Celui-ci est caractérisé par le souci d’affirmer son irréductible singularité par une forme de présence comme être humain parmi les autres êtres et les matières et qui revendique son originalité et sa différence. Il s’opère par la séparation, la maîtrise et l’exception d’avec les matières et les autres qu’humains. Celui-là, explicite et approfondit une forme de communion sentie avec les matières et les autres ; sentie avant d’être verbalisée et conceptualisée. Il n’est pas dans la séparation, mais dans une forme de coémergence où se célèbre l’évidence d’un lien qui se sent avant qu’il ne se dise. Cette expérience de la main dans le contact active une poétique du toucher. C’est celle de l’ébéniste qui passe la main sur une planche à travailler pour en sentir la fibre ; celle des métiers de contact où serrer la main scelle la confiance, etc. On doit alors le préciser pour en montrer la fécondité en nos temps de crise.

Jean-Philippe Pierron in Eloge de la main

Le taiji quan propose dans ses pratiques à deux le 推手 tuī shǒu, littéralement  main poussante et souvent traduit en poussée des mains. Le caractère 推 tuī à le sens de pousser mais aussi celui d’étendre, d’élargir, d’ajourner, d’élire, de déduire. Le sens d’élargir se retrouve, par exemple, dans l’expression 推己及人 tuī jǐ jí rén : se mettre à la place de quelqu’un ; celui de déduire dans 推测 tuī cè : estimer ; on retrouve également ce caractère dans 推移 tuī yí : procéder à temps. En décomposant ce caractère 推 qui signifie pousser on retrouve 扌shǒu qui est le radical de la main.

按陈炎林的排列次序,太极劲分为:粘黏劲、懂劲、走劲、化劲、引劲、拿劲、发劲、借劲、开劲、合劲、提劲、沉劲、掤劲、捋劲、挤劲、按劲、採劲、挒劲、肘劲、靠劲、长劲、截劲、钻劲凌空劲。

Le tuī shǒu est une méthode d’entraînement technique face à face visant à développer le pouvoir d’écoute (听 劲 tīng jìn), de comprendre la force de l’autre (懂劲 dǒng jìn), de transformer (化劲 huà jìn), de guider (引劲 yǐn jìn), d’emprunter (借劲 jiè jìn) et d’adhérer (粘黏劲 zhān nián jìn) … à travers le contact. Le tuī shǒu n’est pas un simulacre de combat, mais un outil d’expertise, un outil pour tester la cohérence de votre pratique en rapport avec les principes fondamentaux.

Elle tressaillit au contact d’une main sur sa manche : c’était Félicité. 

Gustave Flaubert in Madame Bovary

Souvent dans ce contact, le débutant manquera de tact. Tact, dans son ancienne acceptation, était le sens du toucher ; aujourd’hui ce terme représente la qualité qui permet d’apprécier intuitivement ce qu’il convient de dire, de faire ou d’éviter dans les relations humaines. Dans nos pratiques, comme l’évoque Jean-Philippe Pierron, poser la main sur quelqu’un ce n’est pas vouloir laisser une empreinte ou exercer une emprise, c’est vouloir prendre contact avec ce qui ne se voit pas ; c’est être dans une attitude d’écoute (听 劲 tīng jìn).

 C’était le drame de sa vie intime que cette inaptitude au contact, cette condamnation à demeurer incommunicable!

Roger Martin Du Gard in Les Thibault

Au début c’est la prévalence du voir sur le toucher, c’est le corps de l’autre, la main y est lourde et malhabile, le corps cherche le mouvement, l’esprit y est préoccupé. L’effort (功 gōng) aidant, l’habilité (功 gōng) nous vient et nous en recevons le mérite (功 gōng). La main se fait légère et subtile, le palais du labeur (勞宮 láo gōng) s’active en creux, en vide. Le caractère 宫 gōng pour palais, temple, est l’homonyme du caractère 功 gōng déjà vu précédemment ; 劳 láo quant à lui renvoie de nouveau à l’idée de fatigue, de peine et lorsque l’on prend la peine de, on en a le mérite et parfois la récompense. L’effort est ressenti par le débutant, plus tard on parlera plutôt d’expérience, on expérimente. La conscience quitte le registre de l’analytique pour celui du sensible, le mental se fait silence, l’intention (意 yì) est pure, les souffles circulent, l’esprit est en paix (清静 qīng jìng) et le corps détendu (鬆 sōng). C’est lorsque l’on relâche ses efforts (鬆氣 sōng qì), que la pratique porte ses fruits. Ce contact n’est pas dans la séparation, mais dans une forme de coémergence où se célèbre l’évidence d’un lien qui se sent avant qu’il ne se dise.

 À force de se trouver en contact avec nous, ils ont fini par être un peu de la famille.

Alexandre Dumas in Louise Bernard: drame en cinq actes

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