L’ordre étrange des choses

La vie, les émotions et la fabrique de la culture 

La capacité à générer des images a permis aux organismes concernés de se représenter le monde qui les entourait; un monde qui contenait des objets de tout type et d’autres organismes à part entière. Elle leur a également et de manière tout aussi importante – permis de se représenter leur monde intérieur. Avant l’émergence de la cartographie, des images et de l’esprit, les organismes pouvaient détecter la présence d’autres organismes et d’objets externes et réagir en conséquence. Ils pouvaient détecter une molécule chimique ou un stimulus mécanique – le processus de détection ne comprenait toutefois pas de description de la configuration de l’objet qui émettait cette molécule ou qui les bousculait. Les organismes pouvaient percevoir la présence d’un autre organisme parce qu’une partie de ce dernier était entrée en contact avec eux. Ils pouvaient également lui rendre la pareille en étant perçus à leur tour. Mais l’apparition de la cartographie et des images leur a offert une nouvelle possibilité : la production d’une représentation privée de l’univers entourant leurs systèmes nerveux. Ce sont là les véritables débuts, dans les tissus vivants, des signes et des symboles « représentant » et « ressemblant » aux objets et aux événements pouvant être détectés et décrits par les canaux sensoriels de la vision, de l’ouïe et du toucher.

Enfin, il convient de souligner que l’« environnement » d’un système nerveux est extraordinairement riche, et que cette richesse n’est pas décelable au premier coup d’œil – littéralement parlant. Il va sans dire qu’il inclut le monde extérieur à l’organisme (objets et événements entourant l’organisme entier) ; lorsque ce sujet est évoqué, c’est souvent à cet environnement-là que pensent les scientifiques et les non-initiés – ce qui est regrettable. Mais l’« environnement » du système nerveux comprend également le monde intérieur de l’organisme en question, qui est souvent laissé de côté, au risque de faire naître des conceptions irréalistes de la physiologie en général et de la cognition en particulier.

J’estime que la possibilité de représenter l’environnement entier d’un système nerveux, à l’intérieur de ce même système nerveux, et la disponibilité de ces manifestations internes et intimes ont mis l’évolution des organismes sur une nouvelle voie. Ces capacités sont les « fantômes » qui manquaient jusqu’alors aux êtres vivants; c’est sans doute à eux que Friedrich Nietzsche pensait lorsqu’il décrivait les humains comme des « hybrides de plantes et de fantômes ». Peu à peu, côte à côte, les systèmes nerveux ont collaboré avec le reste du corps pour créer des images internes de l’univers environnant l’organisme et, parallèlement, des images de l’intérieur de l’organisme. Nous venions enfin de franchir – discrètement et modestement – le seuil de l’ère de l’esprit ; et l’essence de cet esprit primitif est encore avec nous aujourd’hui. Nous pouvions désormais relier différentes images de manière qu’elles racontent à l’organisme les événements internes et externes.

Il est assez facile de déterminer quelles furent les prochaines étapes de l’évolution. La nature a commencé par utiliser des images conçues à partir des plus vieilles parties de l’intérieur de l’organisme – les processus de chimie métabolique, principalement réalisés dans les viscères et dans la circulation sanguine, ainsi que les mouvements qu’ils généraient. C’est ainsi qu’elle a progressivement élaboré les sentiments. Elle a ensuite utilisé des images provenant d’une partie moins primitive de l’intérieur de l’organisme – l’ossature et les muscles qui lui sont rattachés – pour générer une représentation de l’enveloppe de chaque vie, une représentation littérale de la structure abritant chaque vie. L’association de ces deux ensembles de représentations a fini par ouvrir la voie à la conscience. Enfin, la nature a utilisé ces mêmes dispositifs de fabrication des images – et la puissance inhérente de ces dernières en termes de comparaisons et de symbolisation – pour développer les langages verbaux.

Antonio R. Damasio in L’Ordre étrange des choses

Vous avez tracé le chemin du ver jusqu’à l’homme et il vous est resté beaucoup du ver de terre. Autrefois vous étiez singe et maintenant encore l’homme est plus singe qu’un singe.

Mais le plus sage d’entre vous n’est lui-même qu’une chose disparate, hybride fait d’une plante et d’un fantôme. Cependant vous ai-je dit de devenir fantôme ou plante ?

Friedrich Nietzsche in Ainsi parlait Zarathoustra

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