L’éleveur nomade sait, pour la pratiquer tous les jours, ce qu’est l’appropriation des biens. Propriété du butin, esclavage stricto sensu, pouvoir de commandement, répartition des terrains de pacage, des richesses et des hommes pris au cours de razzias sont constitutifs de l’ordre social et politique des nomades. La Chine, au contraire, n’a guère connu que l’esclavage pour dettes, celui que peut racheter qui en a acquis les moyens. Elle ignore non seulement la propriété au sens strict – celle dont on peut user et abuser, mais aussi tout bien en soi, toutes vérités transcendantes et éternelles. À l’exclusion des contraires, à la notion d’absolu, elle préfère les idées de corrélation et de complémentarité ; à celle de loi intangible, celles de modèle et d’ordre comme totalité organique. Ignorant toute opposition radicale entre l’esprit et la matière, elle ne connaît que la différence du subtil et du grossier. Même le ciel a toujours été pour elle imparfait et sujet, comme toute chose, à transformation. Elle n’a recours ni aux inventaires exhaustifs à la façon de l’anti que Mésopotamie, ni aux classifications emboîtées à la mode indienne : ce sont des systèmes de symboles dynamiques à la fois spatiaux et temporels qui, pour elle, traduisent le mieux l’ordre du monde. C’est sur eux, en même temps que sur les particularités du chinois écrit, et non sur le discours, qu’elle a fondé sa logique, plus combinatoire que discursive. Dans sa langue où la syntaxe, d’une rigueur absolue, détermine les fonctions de chaque mot, les textes sont souvent construits au moyen de termes dont les sens se répondent ou s’opposent, habituant à un exercice mental et à une intuition logique très différents de ceux des langues à flexion.
Jacques Gernet in Le monde chinois