L’art d’agir

La Bhagavad Gîtâ

Extrait de La Bhagavad Gîtâ ou l’art d’agir de Colette Poggi

Dharmakshetre kouroukshetre : « Dans le champ du dharma, dans le champ du Kouroukshetra. » De leur souffle et de leur voix, les bardes ont scandé depuis des siècles ces premiers mots de la Bhagavad Gîtâ. Ces huit syllabes, que tous les hindous connaissent par cœur, vibrent d’un rythme qui semble contenir tout le mystère de ce chant sacré, elles sont une vibration de l’univers qui vient se dévoiler au travers d’un poème chanté. Je vous invite d’ailleurs à lire ce passage à voix haute pour en ressentir la résonance. Cependant, il ne faut pas s’arrêter au sens premier car, en sanskrit, les mots cachent souvent d’autres sens, plus profonds. Ils sont une invitation à voir et à penser autrement.

Dharmakshetre : un espace aux dimensions de l’univers

Nos contes, en Occident, commencent par: « Il était une fois. » En Inde, c’est l’espace qui est premier, non le temps. Ainsi, dans la Gîtâ, les premiers mots posent le cadre spatial : tout se passe dans « le champ du dharma », dharma-kshetra.
Pour le percevoir, il faudra changer de regard. Élargir notre champ de vision, passer de l’individuel à l’infini. Du visible à l’in visible. Entrer en résonance avec l’Harmonie cosmique, dharma.
Cela implique d’accommoder sa vision pour un autre regard qui, celui-ci, inclut l’infini. Regarder le ciel, au loin, est une expérience familière qui permet aux yeux de trouver une profonde détente. Mais ici il s’agit des yeux de l’esprit. En s’ouvrant au regard intérieur, libre et sans carcan, l’univers se dévoile, de la chorégraphie des constellations à l’infime vibration de la matière. Dharma, le premier mot de la Gîtâ, nous plonge d’emblée dans le théâtre cosmique, sur la scène terrestre d’un champ de bataille, dont les acteurs humains jouent distraitement le sort du dharma.

Kouroukshetre: zoom sur le champ d’action, champ d’expérience du yogin

Le Kourou-kshetra, « champ de Kourou», fait référence au clan de Kourou et à ses membres, les Kaurava. Mais attention! Une clef est cachée dans ce terme car il se trouve que kourou, en sanskrit, correspond à l’impératif du verbe KRi, agir: kourou signifie aussi: « Agis! » Or tout le propos de la Gîtâ se résume à cette injonction adressée par Krishna à Arjuna: « Agis, accomplis ta destinée ! »

Ce qui suit est une simple question: «En ce lieu, que se passe t-il, que font les guerriers rassemblés, impatients de combattre? » Question légitime, dans un tel contexte, mais le plus intéressant de savoir qui pose la question, et qui répond.

C’est le roi aveugle des Kaurava, Dhritarâshstra, qui ne voit pas mais veut savoir, et c’est son ami et cocher, Sañjaya, doté pour la circonstance d’une vision « augmentée », qui rapporte le dialogue de Krishna et d’Arjuna. Tout cet échange se déroule sur un fond sonore assourdissant où se mêlent le rugissement des conques, les cris des hommes, le barrissement des éléphants et le hennissement des chevaux.

C’est dans cette atmosphère bouillonnante que sera transmis le suprême mystère du yoga, de souffle à souffle, de cœur à cœur, entre deux êtres ardents. Non pas dans le calme d’un ashram silencieux, selon l’image d’Épinal, entre un maître aux yeux clos et un disciple à la pensée paisible. Mais sur un char qui vient de s’arrêter en plein milieu du champ de bataille. Drôle de lieu pour une initiation spirituelle! Drôle de casting: un héros bouleversé qui refuse de combattre, un cocher qui se métamorphose en seigneur du yoga.

Cette scène guerrière est une métaphore de la vie tourmentée des hommes. C’est bien cela que l’on nomme le samsára, le « fleuve du devenir », un océan houleux qui emporte dans ses flots tous les êtres, puis les rejette sur un autre rivage pour d’autres existences.

Résumons le propos : au moment où va se livrer la bataille pour le dharma, celui qui ne « voit » pas demande à connaître la réalité, et c’est celui qui «entend » au-delà de la norme, Sanjaya, qui s’en fera le narrateur car il a reçu des dieux la capacité d’entendre au-delà des capacités ordinaires. Nous nous assimilons donc au malvoyant, et sommes tout ouïe, aux côtés de Sañjaya, pour découvrir la teneur de cet entretien sur le dharma et l’agir.


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