Au cours de mes pérégrinations sur la toile j’ai rencontré ce texte d’Hervé Marest consacré à l’enseignement du tuishou. Les témoignages de celles et ceux qui se risquent à écrire, à partir de leur vécu, sur leurs expériences de pratiquants et d’enseignants, loin des poncifs et des aphorismes ressassés du taiji quan, sont précieux. Ils permettent de voir que l’on n’est pas seul sur la route, de se situer sur celle-ci, de découvrir d’autres approches, sans forcément adhérer à tout, mais sans jugement. Les approches sont différentes selon les styles, elles ont leurs pertinences et ce que l’on peut en apercevoir relève de notre niveau débutant, avancé, instructeur, maître, grand maître et est susceptible d’évoluer quand le champ de notre expérience s’étend.
Le tuishou (推手 tuī shǒu) fait effectivement partie intégrant de l’étude du taiji quan, même si souvent il n’est pas enseigné, ce qui en soi est significatif. Les exercices à deux, dont le tuishou fait partie, représentent en général la moitié de mes cours. Mon professeur me disait que le tuishou permet de soigner, de soigner son attitude, d’apprendre à n’être ni bourreau, ni victime. La plus part d’entre nous sommes formatés pour l’action, voire la compétition ; notre volonté, notre agir, notre rapport au monde sont souvent trop durs. Nous pouvons masquer cela par le discours, par les mots, par l’image que l’on veut donner de soi aux autres et à nous même. Mais un corps ne peut mentir, dans le tuishou, dans notre relation à l’autre, nous nous révélons tel que nous sommes. Le grand maître Cheng Man Ching nous invitait à investir dans la perte. Beaucoup d’élèves, et se fut aussi mon cas, ont l’impression que c’est l’autre qui est dur, mais la réalité, et peu importe que l’autre soir dur ou pas, c’est que l’on est soi-même dur parce que l’on est dans l’incapacité de céder. C’est un long chemin pour soi et à enseigner, mais celles et ceux qui le parcourent y trouvent de grands bienfaits.
Beaucoup de personnes commencent la pratique du Taiji Quan en s’imaginant qu’elles vont s’exercer à une sorte de gymnastique énergétique n’impliquant que leur propre corps et leur propre esprit. Elles se trouvent souvent fort étonnées lorsqu’on commence à leur parler de travail avec partenaire, de tuishou ou bien d’applications martiales des mouvements de la forme. Certaines vont alors manifester un intérêt encore plus grand pour notre pratique, mais d’autres vont marquer une réticence bien compréhensible.
Le rôle de l’enseignant sera alors primordial par ses explications et son approche de ce travail.
Bien sûr, il faut d’abord que l’enseignant ait lui-même envie d’aborder le sujet. Il peut simplement ne pas avoir les connaissances suffisantes et manquer d’assurance pour pouvoir enseigner le travail avec un partenaire. Il peut aussi éprouver une appréhension tout à fait légitime du contact, en fonction de son passé émotionnel, ou avoir mal vécu une séance de « rentre-dedans » avec des partenaires qui ne comprenaient pas encore l’essence du tuishou.
Il s’agit bien ici de « compréhension », car connaître les exercices de tuishou de notre style, même si c’est une base essentielle, ne suffit pas.
Je vais donc d’abord tenter de définir le tuishou, en fonction, bien sûr, de mon propre vécu et de ma propre expérience. Le tuishou ou « poussée des mains », ou « mains collantes » (moins littéral) est la partie du Taiji Quan qui consiste à effectuer des exercices sur place (定步推手 dìng bù tuī shǒu) ou à pas mobiles (活步推手 huó bù tuī shǒu) avec un partenaire. On peut également évoluer en improvisant comme deux joueurs de jazz, le jeu consistant à absorber et repousser en utilisant son corps et son esprit pour transformer les forces en présence jusqu’à ce qu’apparaisse un déséquilibre. On parle alors de « tuishou libre ».
Le tuishou libre, nous verrons qu’il faut néanmoins faire attention, est aussi le moyen de pratiquer avec quelqu’un sans que soient occasionnées de blessures. Ce n’est pas le cas du san shou (散手 sǎn shǒu ; littéralement « dispersion des mains ») qui est le combat libre, sans règles.
Me Wang Yen-nien n’a, à ma connaissance, jamais fait pratiquer le san shou dans ses cours. Il montrait, de temps à autre, des applications martiales (voir les photos à la fin de son livre). Il a enseigné à partir de 1991 ce que d’aucuns appellent des « applications techniques » (用法 yòng fǎ) qui permettent de bien faire la forme, sans être forcément efficaces en l’état, mais il n’a jamais développé le san shou dans son enseignement.
Il disait également que les enchaînements à deux, qui sont pratiqués aujourd’hui dans d’autres styles, sont abusivement appelés san shou et qu’il faut les appeler 对打 duì dǎ (combat codifié). J’ajouterai que si Me Wang Yennien n’a jamais introduit de dui da dans son enseignement, c’est selon moi parce que les transitions pour se replacer (avec les mains collées) entre chaque technique, ou série de techniques, induisent autant de mauvais réflexes. C’est donc joli à regarder mais pas très pertinent.
Le terme « san shou » est quelquefois utilisé pour nommer la boxe chinoise de compétition, plus communément appelée san da. Mais il y a des règles.
À propos de règles… Un jour quelqu’un m’a demandé ce que je pensais de Sun Zi et de son livre L’art de la guerre. J’étais pressé et j’ai répondu : « Sun Zi, c’est Sun Zi », sans plus d’explications. S’il me lit aujourd’hui, qu’il accepte mes excuses bien tardives. Ce que je voulais dire, c’est que j’ai lu attentivement Sun Zi, mais que si je dois combattre, ce sera selon mes règles, pas les siennes. C’est au moins ce qu’il m’a appris. Les modes d’emploi c’est bien, mais dans l’action, il vaut mieux s’en émanciper pour être en prise avec le réel… Mais je m’égare.
J’insiste bien sur le fait que le tuishou fait partie intégrante du Taiji Quan. On pourrait, et certains le font, ne prendre que cette partie-là de notre art et délaisser la forme. On en a évidemment le droit, mais je pense que c’est une erreur fondamentale, tellement l’un peut nourrir l’autre. Tomber dans le biais de la pratique d’une simple « technique » de combat est un piège selon moi, et peut même se révéler un véritable cul-de-sac. C’est la raison, selon moi encore, pour laquelle Me Wang Yen-nien n’a jamais fait pratiquer de san shou dans ses cours. Deux mécaniciens, le nez dans leur moteur, ne sont pas prêts à construire une fusée interplanétaire. Il faut qu’au moins l’un d’entre eux lève le nez vers les étoiles… Et là, il n’y pas de limites.
À l’opposé, ne s’exercer qu’à la forme peut amener à une pratique éthérée, voire à des fantasmes éloignés de la réalité. Pourtant la réalité peut être tellement subtile. La découverte est sans fin.
Venons-en à l’enseignement du tuishou.
Et parlons d’abord d’attitude.
Qu’y a-t-il dans ma main d’enseignant quand elle vient se poser sur un élève ?Si je repense à ma carrière, je me rends compte que cette main a dit et ressenti beaucoup de choses. Dans les premiers temps, elle n’était pas très consciente, elle était incertaine, pas très assurée, comme Bambi faisant ses premiers pas, puis elle s’est mise à gambader gaiement : « Et vas-y que j’absorbe, et vas-y que je pousse ». Il y avait surtout elle, le corps de l’autre ne comptait pas vraiment. Puis elle s’est mise à écouter et les premières émotions ont déferlé. Elle s’est alors refroidie et recroquevillée sur elle-même. Elle s’est mis une armure derrière laquelle elle cachait sa peur. Elle a, peu à peu, enlevé cette armure en prenant de l’assurance. Elle a pris tellement d’assurance qu’elle en est devenue orgueilleuse et dominatrice et s’est mise à se battre pour se prouver sa valeur à elle-même et à l’autre. L’impatience et l’intransigeance sont apparues car l’autre ne fait jamais comme il faut. Mais comme l’orgueil ne demande qu’à être rabaissé, elle est devenue plus modeste et s’est mise à apprendre avec détermination de l’autre et de ce qu’il exprimait. Et quelque chose s’est produit. Elle a commencé à devenir bienveillante et douce.
J’ai utilisé la main à travers cette allégorie, mais il est évident que ceci se rapporte à tout le corps et à l’esprit. Me Wang Yen-nien disait que tout le corps est dans la main et que le corps est fait de mille mains (je ne sais plus si la citation est exacte mais l’esprit y est).
À partir de là, j’aurais l’air bien malin de dire qu’un enseignant doit être doux et bienveillant pour enseigner le tuishou, mais ça ne vient pas ainsi. Il sait néanmoins que c’est une idée vers laquelle il peut tendre.
L’enseignement n’en est que plus aisé, car montrer un mouvement à un élève est beaucoup plus facile avec une main douce et patiente qu’avec une main qui contraint. En plus, c’est beaucoup plus pratique pour apprendre soi-même. L’horizon devient
beaucoup plus large. La main commence à voir audelà. Parfois elle devient libre et autonome.Qu’il soit bien compris ici, que lorsque je parle de bienveillance, je ne parle pas du care anglais, en français le « prendre soin », une nouvelle marotte d’outre-Atlantique fleurant bon le business plan, et qui, avec des expressions comme le « vivre ensemble » ou autres, me donne des envies de Kalachnikov. La bienveillance dont je parle n’est pas un truc dégoulinant.
Ce qu’il y a de bien quand on est enseignant, c’est la possibilité à partir d’un cadre contraignant, les quinze exercices de base de notre style, de créer sa propre pédagogie et son propre chemin de connaissance. Il n’y a pas de limite à la créativité, et nous le voyons au Collège des Enseignants, pour inventer d’autres exercices ou des jeux éducatifs afin d’enseigner tel ou tel principe. Le relâchement du corps et des mains (松劲 sōng jìn), l’inertie, la rectitude, le dan tian, la malléabilité du corps, la faculté de transformation (化劲 huà jìn), la technique du ressort, les appuis, l’enracinement, les déplacements, le regard, et tellement de choses encore peuvent être étudiées sous les angles les plus variés.
Mais je crois qu’il est impératif de revenir régulièrement aux quinze exercices de base qui n’ont pas été choisis au hasard par Me Wang Yen-nien. Certains les négligent ou les abandonnent carrément par ennui ou par refus de la contrainte qu’ils peuvent représenter. Ils ne proposent plus à leurs élèves que des exercices éducatifs. C’est un choix, mais je leur assure que plus on les pratique, plus ces exercices deviennent agréables. On retrouve la liberté à travers un cadre contraignant. Je crois qu’on ne peut faire cela sans sortir aussi de ce cadre et trouver d’autres jeux éducatifs, mais pour mieux y revenir. Les quinze exercices de base sont un socle dont on aurait tort de se priver.
La première difficulté d’un enseignant pour enseigner le tuishou est d’amener ses élèves à entrer en contact physique. Il faut parfois des ruses de Sioux, et de toute façon, on ne peut pas demander cela à tout le monde. Chacun est libre de participer. Certains enseignants ont même tendance à abandonner. Comme je l’ai expliqué, l’attitude de l’enseignant est importante. Mais ce qui peut aider, c’est une graduation dans le contact et surtout d’enseigner systématiquement un peu de tuishou. Avec le temps, ces moments deviennent plus conviviaux et agréables et certains réfractaires finissent par se mettre de la partie. On peut aussi, quand on en a la possibilité, dédier des séances hebdomadaires uniquement au tuishou. Marie-Christine Moutault avait réussi à privilégier un tel moment après son cours du lundi soir. J’ai eu le bonheur d’y participer pour mon plus grand bénéfice. Tous ceux qui ont pu suivre cette séance ont beaucoup progressé.
La deuxième difficulté d’un enseignant est d’amener ses élèves de la pratique des exercices à celle du tuishou libre. Passer des gammes à l’improvisation n’est pas évident. Deux éléments me paraissent nécessaires pour franchir le pas : se libérer de la peur de pousser et l’observation. Comment s’y prendre ? À chacun de trouver sa recette, mais je peux donner des exemples. À la séance de Marie Christine, nous avions disposé un tapis de saut verticalement contre le mur de la salle. Trois ou quatre personnes plutôt bien charpentées (pour la sécurité) se tenaient à un mètre du tapis les bras croisés et le menton rentré. Les autres élèves présents
pouvaient les projeter contre le tapis sans risque. On voyait que chacun y prenait beaucoup de plaisir …
Après un coup en tuishou libre, même involontaire, il faut d’ailleurs faire attention et redonner la consigne d’y aller molo. À mesure que l’on gagne en efficacité, il est d’ailleurs recommandé de faire encore plus attention et de ne pas se laisser aller à pousser fortement. J’ai moi-même une ou deux fois frisé la catastrophe et cela reste profondément gravé dans ma mémoire. On peut évidemment travailler la chute avec un public sportif, des tapis, et un enseignant qui sait faire, mais cela représente beaucoup de conditions à réunir. Voilà pour la « libération de la poussée ».En ce qui concerne l’observation, Marie-Christine avait développé une technique qui consistait, lorsqu’un déséquilibre apparaissait, à s’arrêter et à envisager, à deux, les solutions possibles pour transformer la poussée.
Ceci est très important. Cela implique, outre la prise de recul par rapport à l’action, la notion de collaboration entre les partenaires.
Lorsqu’on pratique le tuishou libre, les premiers temps surtout – mais même après on n’en est pas exempt – on veut être plus fort que l’autre et on a tendance à être teigneux. En plus on se « bat » sans trop observer, la tête dans le guidon. C’est une étape normale par laquelle on doit passer. La technique de Marie-Christine permettait de prendre du recul, de ne bouger que si on était poussé, et de transformer les deux « belligérants » en collaborateurs.
Il y a certainement d’autres biais, mais le résultat c’est que le tuishou libre devient alors plus lent, les mouvements plus amples, le tempo s’accorde, et le tout est beaucoup plus agréable à pratiquer. À tel point qu’une poussée reçue dans ce contexte devient un plaisir et pas une maltraitance qu’on doit faire payer. Il arrive même que l’action se crée d’elle même. Les adversaires deviennent les acteurs de quelque chose qui est en train de se créer. Ils deviennent alors autre chose que des adversaires. Un jour on m’a fait remarquer que dans le milieu du Taiji Quan on parlait de paix, mais que nos techniques servaient à faire mal. Ce que je viens de dire plus haut pourrait y répondre.
Néanmoins, malgré cette approche, il est inéluctable de retomber dans la « lutte » : « ne pas tomber, faire tomber l’autre ». On arrive alors à un tuishou « fermé » où chacun guette l’autre. Il faut sortir de cela et là, c’est un vrai changement de paradigme qu’il n’est pas facile de comprendre : laisser des portes ouvertes. Le tuishou libre peut s’envisager comme un dialogue, mais pour qu’il y ait dialogue, il faut laisser l’autre s’exprimer et il faut demander à l’autre, si nécessaire, de nous laisser nous exprimer. Il ne s’agit pas, « grand seigneur », de se laisser pousser, mais de laisser des portes ouvertes pour permettre l’expression de l’autre, même si cela provoque notre déséquilibre. Si je compare avec un match de football, c’est beaucoup plus agréable à regarder, et certainement à jouer, quand il y a du jeu plutôt que quand les équipes se contrecarrent mutuellement. L’expression « développer le jeu » me convient assez pour illustrer ce concept. Le résultat : on progresse, on découvre et on prend plus de plaisir à pratiquer.
Je voudrais revenir sur cette histoire de « tempo qui s’accorde ».
En 1999, à Chalonnes, il a été demandé à Me Wang Yen-nien de faire un stage sur le tuishou et la santé. Lors de ce stage, il a enseigné trois exercices de base, les seuls qui soient cycliques (hormis le 按發勁 àn fā jìn) : le sixième exercice (cercle horizontal de la main), le douzième exercice (les cercles verticaux) et le treizième exercice (掤 péng, 捋 lǚ, 挤 jǐ, 按 àn). Il a donc mis en évidence que la santé est dépendante de la notion de cycle et que rentrer dans un cycle gestuel en tuishou avec un partenaire est bénéfique pour les deux personnes.
Cela peut paraître un peu intellectuel de dire cela et pourtant c’est concret : on rejoint là une notion cosmique. La respiration de nos gestes nous permet d’appréhender l’espace au-delà de notre corps. Le point de transformation, comme le moment d’éternité avant que la balançoire ne change de sens, là résident l’appel et le Mystère.
Pour cela, le Taiji Quan nous guide vers l’élévation, le déploiement de l’esprit.
Hervé Marest
Bon, c’est pas le tout, je vais me taper un petit cognac maintenant.
Amitiés à tous et bonne pratique.
Le Yangjia Michuan, la transmission secrète de la famille Yang, est un style de taiji quan créé par Yang Luchan, le fondateur du style Yang. Il a transmis ce style à son fils Yang Jianhou qui l’a enseigné à son élève Zhang Qinlin. Wang Yen-nien est probablement le seul élève de Zhang Qinlin ayant appris cette forme et qui ait survécu à la guerre sino-japonaise. Il a choisi, afin d’éviter qu’elle ne se perde, de la transmettre à un grand nombre d’élèves de toutes nationalités. Elle est représentée en France par l’Amicale du Yangjia Michuan Taiji Quan et par le Collège Européen des enseignants du Yangjia Michuan Taiji Quan.