L’art martial ne peut pas être enseigné

L’art martial ne peut que s’apprendre

Bouddhiste et taoïste

On pourrait distinguer deux approches principales dans l’enseignement des arts martiaux chinois (中國武術 zhōng guó wǔ shù) ; d’aucuns pourraient nommer l’une bouddhiste (佛家 fó jiā) et l’autre taoïste (道家 dào jiā).

  • L’approche bouddhiste consisterait le plus souvent en un enseignement qui s’adresse à un groupe, avec un programme précis et et des exigences clairement énoncées, avec une discipline de fer. C’est-à-dire un processus éducatif déjà éprouvé qui ressemble à un convoyeur de production : un morceau de pâte crue entre d’un côté et du pain cuit sort de l’autre. De plus, quel que soit le morceau de pâte cru, le résultat sera à peu près le même. C’est ce qu’on appelle la technologie pédagogique ou une méthode d’enseignement établie qui est strictement suivie, formalisée et transmise. C’est exactement la méthode utilisée dans le système d’entraînement militaire, dans l’ancien système monastique bouddhiste, aujourd’hui c’est souvent la méthode utilisée dans les sports de masse.
  • La méthode (法 fǎ) considérée comme taoïste (道家 dào jiā) est fondamentalement différente. Le professeur donne la clé à l’élève, cela peut être une sorte de méthode interne (內功法 nèi gōng fǎ), une manière de rechercher la puissance, un entraînement de base (基本功法 jī běn gōng fǎ), une forme courte ou même juste un mouvement, souvent accompagné d’une instruction, d’une direction —  où chercher et quoi chercher. Et puis l’étudiant suit individuellement une formation de recherche personnelle, se présentant périodiquement devant l’enseignant. L’enseignant nettoie et corrige, donne une nouvelle instruction ou méthode (forme, etc.) et l’élève se lance à nouveau dans une recherche et une étude personnelle du sujet. Une telle formation peut durer assez longtemps, où l’enseignant conduit l’étudiant jusqu’à un certain point, après quoi l’étudiant part pour un voyage libre. Dans le même temps, l’enseignant ne se tient pas à côté le bâton en main, mais seulement fait allusion au sujet de la recherche. Cette méthode de formation est le plus souvent adoptée dans les écoles proto-taoïstes d’arts martiaux, des systèmes d’enseignement personnel dans des écoles d’arts martiaux internes (內家拳 nèi jiā quán). Autrefois, un étudiant effectuait également des voyages dans les nuages ​​à travers la Chine, vérifiant et testant ses connaissances, communiquant avec d’autres maîtres et absorbant de nouvelles choses dans son système de formation. Il s’agit précisément de la voie individuelle de développement et elle est très différente de la méthode dite bouddhiste. Par conséquent, dans la méthode taoïste, il est dit que : L’art martial ne peut pas être enseigné, l’art martial peut seulement être appris. Le professeur montre la direction et vous apprenez vous-même.

Externe et interne

L’école 少林 Shàolín était connue par son pugilat de premier plan  … il y avait quelque chose qui s’appelait  l’école interne … qui avait commencé avec 張三豐 Zhāng Sānfēng de la dynastie Song, et Sānfēng était un alchimiste des montagnes du Wudang.

– 王征南墓志铭 Épitaphe Pour Wáng Zhēngnán (1669)

Bouddhiste et taoïste répondent aux notions d’externe (外 wài) et d’interne (内 nèi). Une vision trop catégoriale consiste à considérer que les styles externes utilisent la force physique et la vitesse comme principes d’entraînement et les styles internes la maîtrise de la respiration, le relâchement pour guider le souffle (氣 qì), la lenteur pour la justesse de l’apprentissage. La famille des styles internes ne s’arrête pas au 太極拳 tàijí quán, mais comprend le 形意拳 xíng yì quán, le 八卦掌 bāguàzhǎng, le 八極拳 bājí quán ou le 六合八法 Liùhé bāfǎ. Cette vision repose aussi sur la méconnaissance des qi gong propres à chaque style externe qui peuvent être des 內功 nèigōng. Par ailleurs les arts internes, l’étaient parce qu’ils étaient enseignés à l’intérieur d’une famille, les arts externes parce que le bouddhisme venait de l’étranger. Concernant l’enseignement on aura le plus souvent un composé des deux approches.

Cheminements

Enfant et étudiant, je n’ai pas bénéficié, bien sur, d’un enseignement bouddhiste, mais de celui d’une école de la république. Le professeur y officiait du haut d’une chaire. La pédagogie y était traditionnelle, centrée sur des savoirs constitués à transmettre et sur le maître, qui enseigne. On attendait de moi réponses, performances et savoirs. Cette pédagogie n’est pas sans évoquer l’approche bouddhiste, et pour cause elle était défendue par les congrégations religieuses jusqu’au XIXe siècle, notamment par les jésuites. À l’école primaire les châtiments corporels étaient encore pratiqués. Cette approche garantie un certain résultat, peu importe ce que vous êtes, avec les méthodes d’enseignement appropriées, vous pouvez dire qu’il y aura tel ou tel résultat sanctionné par un diplôme qui vous déclare conforme à ce qui est attendu. Cependant, cette méthode présente un inconvénient important : la personne est limitée par le système lui-même, souvent par la personnalité de l’enseignant lui-même et sa méthode ; le potentiel de la personne n’est pas pleinement révélé, mais n’est élevé que de force à un certain niveau. Je me suis toujours extrêmement ennuyé à l’école, l’ambiance, le rythme, le contenu et les méthodes ne me convenaient en rien. J’étais beaucoup plus à l’aise et performant en tant qu’autodidacte.

L’école obligatoire, la scolarité prolongée, la course aux diplômes sont autant de faux progrès. Dévotions rituelles où la société de consommation se rend à elle-même son propre culte, où elle produit des élèves dociles prêts à obéir aux institutions, à consommer des programmes tous faits préparés par des autorités supposées compétentes. À tout cela il faut substituer une véritable éducation qui prépare à la vie dans la vie, qui donne le goût d’inventer et d’expérimenter. 

Ivan Illich in Une société sans école

Et pourtant c’est vers l’enseignement que je me suis tourné, où plutôt c’est l’enseignement qui m’a choisit. C’était une époque et un âge, je ne pouvais, ni ne voulais être ni exploiteur, ni exploité ; ce n’est pas sans rappeler ce que me dit mon professeur du tuishou : il soigne, le tuishou soigne notre attitude, il nous apprend à n’être ni bourreau, ni victime. À une époque où règne un capitalisme triomphant qui s’acharne à détruire bien commun et service public, être au service des autres m’a apporté une densité de vie que je n’aurais pas connu en un autre chemin. Ma voie fut celle de l’enseignement technique où les pédagogies dites technologiques centrées sur l’élève et sur les moyens techniques mis en œuvre, permettent d’acquérir des savoir-faire, et au travers de ceux ci construire des savoirs théoriques ainsi que des savoir être. Les formations que proposent l’éducation nationale pour devenir professeur sont très sommaires et ce n’est que bien plus tard, en suivant une formation au qi gong, que l’on m’a parlé de pédagogie ; et c’est à cette occasion que j’ai découvert que j’avais une mémoire kinesthésique, ce qui m’a permis de comprendre mes difficultés à l’école et mon adéquation à l’enseignement technique.

Alors même que je commençais à enseigner en lycée, au début des années 80, j’entrepris l’étude des arts martiaux. J’en avais une petite expérience en ayant suivi un cours de taekwondo, mais, à l’époque, j’en avais trouvé l’approche trop violente. À peine nommé sur mon premier poste, je me suis enquis des propositions de pratiques corporelles que m’offrait le lieu. Je me rendis au gymnase et la première chose que je vis ce fut un cours d’aïkido. Je n’en connaissait rien, même pas le nom, mais j’en ai été conquis dès le premier regard, peut-être parce qu’intuitivement j’ai perçu que rien n’y était arrêté, que le souffle y circulait dans l’alternance du yin et du yang. Je m’aventurais dans l’expérience du taiji (太極 tài jí), de la complémentarité (互補 hù bǔ) et de la transformation (化 huà). Je m’ouvrais à un chemin, que depuis je n’ai cessé de parcourir, qui nous donne la capacité de prévoir et de diriger les changements dans la direction juste, qui nous demande d’être dans l’adaptation aux circonstances tout en recherchant l’harmonie, la fluidité, le naturel. Bien sur, à l’époque je n’aurais pu l’énoncer ainsi, c’était une intuition profonde que c’était là ma route.

En Orient, dans l’enseignement des arts martiaux traditionnels , le processus d’apprentissage passe par une pédagogie simple, essentiellement basée sur l’imitation et la répétition, mais qui a fait ses preuves. En Occident, on aura tendance à donner des explications théoriques. Au cours de ma formation au qi gong, un de mes professeurs chinois qui connaissait le public occidental et notamment français demandait à la fin du cours si on avait des questions. À chaque question, il répondait toujours par il faut beaucoup sentir [感觉 gǎn jué ; il faut l’éprouver, que cela vous touche (感 gǎn) et vous éveille (觉 jué)], il faut beaucoup travailler (工夫 gōng fu) et il concluait par Ce qui me plait en France c’est que les étudiants ont toujours des questions, ce n’est pas le cas en Chine.

Contrairement à ce qui est souvent montré du taiji quan, traditionnellement, les arts martiaux internes n’était pas pratiqué dans des parcs car il n’était en aucun cas enseigné au vu et au su de tous dans un espace public. L’enseignement était privé, secret, et réservé aux seuls membres du clan. Même à l’intérieur du clan, il était souvent conditionné à l’appartenance à la famille directe. Par ailleurs, les affinités personnelles du maître avec l’un ou l’autre de ses disciples d’une part, et les capacités individuelles des disciples d’autre part, amenaient toujours le maître à ne pas enseigner de manière identique à tous ses disciples, que ce soit sur le fond ou sur la forme. Le lieu de l’enseignement traditionnel était généralement la cour intérieure de la demeure du maître. La symbolique de la porte (門 mén) est extrêmement prégnante dans la culture chinoise et dans le travail interne (内功 nèi gōng). Alors que le foyer est ce qui rassemble autour d’un lieu unique au centre de la maison, la porte est ce qui divise et sépare le monde intérieur (内 nèi) du monde extérieur (外 wài), le caractère 門 mén a aussi le sens de famille ; c’est l’ouverture de la porte qui permet de passer d’un monde à l’autre. Dans le monde traditionnel du taiji quan, prendre un disciple revient à le faire entrer dans la famille (家 jiā). Cette famille étendue reprend d’ailleurs une partie des termes de la parenté. Ainsi le maître est appelé 師父 shī fù, associant le caractère du chef 師 shī à celui du père 父 fù ; le maître du maître est appelé 師爺 shī yé où le caractère 爺 yé signifie grand-père, la femme du maître est appelée 師母 shī mǔ où le caractère 母 mǔ signifie la mère. Les disciples entre eux s’appellent 師兄 shī xiōng ou 師弟 shī dì où les caractères 兄 xiōng et 弟 dì signifient respectivement frère aîné et frère cadet.

一寸光陰一寸金
寸金難買寸光陰

名言

Un pouce de temps vaut un pouce d’or
mais un pouce d’or ne peut pas acheter un pouce de temps.
—  Dicton chinois

Deux des défauts les plus communs et les plus rédhibitoires lorsque l’on commence à apprendre le taiji quan sont, d’une part, de pratiquer trop vite, et, d’autre part, d’être pressé d’apprendre le plus rapidement possible le plus grand nombre de mouvements pour connaître la forme. Qu’il s’agisse de la vitesse de pratique ou du rythme d’apprentissage, le taiji quan est à double titre – dans ses premiers stades tout du moins – un éloge à la lenteur (慢 màn) pour lequel il faut se garder de toute forme d’empressement. La lenteur n’est pas une finalité en soi mais un moyen dont l’objectif final est l’extrême coordination de toutes les parties du corps. Moins l’on maîtrise un mouvement, plus il est difficile de le pratiquer lentement, et plus il est impératif de le pratiquer lentement. A l’inverse, plus l’on maîtrise un mouvement, plus il est aisé de le pratiquer lentement, et plus il est également possible de le pratiquer à une vitesse plus élevée sans l’altérer.

理不明延名師
道不清訪良友

陳鑫,

Si vous ne connaissez pas la vérité, vous devriez suivre un maître célèbre
Si vous ne connaissez pas le chemin, vous pouvez rendre visite à un bon ami.
-—  Chen Xin

Hormis avec une infime minorité d’élèves passionnés prêts à consacrer le temps nécessaire à un apprentissage traditionnel du taiji quan, ceux ayant la volonté, la constance, les capacités et la disponibilité pour pouvoir le faire, il est quasiment impossible de suivre en Occident la méthode d’enseignement traditionnel lors de cours de type hebdomadaire et ouverts à tous. Il faut alors mettre en œuvre une pédagogie permettant d’offrir un enseignement adapté à la fois à la grande majorité des élèves pour qui le taiji quan est avant tout une pratique de loisir, et à ceux qui veulent aller plus loin.

引門入路須口授
功夫不息法自修

俗话说

Ouvrir la voie doit être enseigné oralement
étudier par soi même est une étude qui ne s’arrête jamais.
—  Comme on dit

On comprend alors que la méthode que nous avons qualifiée de taoïste est plus laborieuse, individualisée ; elle est soumise à ceux qui se consacrent entièrement au sujet et au thème, et non partiellement et parfois. Cependant, les avantages sont également énormes : le potentiel de l’étudiant est pleinement révélé et la révélation de soi se fait individuellement. On peut commencer par la méthode bouddhiste, ce qui est en général le cas, mais pour aller vers l’interne, il faut avoir une âme d’aventurier et d’explorateur, il faut expérimenter et faire valider ses découvertes par son professeur et ses sœurs et frères de pratique ; il faut accepter de se tromper, reconnaitre ses erreurs, revenir éventuellement sur ses pas et avancer ; il faut trouver du plaisir à l’étude. Il est difficile d’appréhender ce qu’est le travail interne si on ne rencontre pas un maître expérimenté qui nous montre la voie, mais ce que l’on trouve nous appartient. C’est quelque chose que j’ai observé et qui m’avait frappé ; c’est que lorsque les élèves copiait leur professeur, ils ne parvenaient pas à atteindre le niveau auquel celui-ci se trouvait ; à un certain niveau l’art martial ne peut pas être enseigné, l’art martial ne peut être qu’appris.


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