Traduction de l’article Why Kung Fu Masters Refuse to Teach de Sascha Matuszak in Fightland
En Chine, les arts martiaux traditionnels ( 武術 wǔshù ) ont toujours une place importante d’un point de vue culturel et social, mais il s’agit plutôt d’une place honorifique, sans influence ou pouvoir réel. En dehors de la Chine, la mode des arts martiaux chinois qui a conduit à la création de mille et un dojos (道場: dàochǎng) est en recul face aux arts martiaux mixtes et d’autres disciplines plus populaires en Occident, comme le taekwondo ou le karaté. Il est communément admis que si les arts martiaux traditionnels ne sont plus aussi populaires c’est avant tout à cause de leur manque d’efficacité en tant que forme d’auto-défense. Le kung fu, c’est bien pour les films et les performances acrobatiques, dit-on, mais médiocre pour le combat. Il est facile de reconnaître la montée des arts martiaux mixtes et de dire : « c’est cela que les gens veulent vraiment ». Le débat s’arrêterait là s’il n’y avait pas le fait que les techniques chinoises d’arts martiaux se retrouvent dans les arts martiaux occidentaux listés ci-dessus (qui ont leurs racines en Chine), ainsi que dans le MMA. Oui, même dans l’Ultimate Fighting Championship, sont utilisées les techniques de base des arts martiaux chinois, et ce dans quasiment chaque combat. Le kung fu a des coups de pieds latéraux , circulaires, de coude, obliques, etc. Les maîtres chinois apprennent à leurs élèves à garder leurs mains hautes, à donner des coups de genoux, à comprendre pourquoi frapper la partie charnue de la cuisse peut vraiment gâcher la journée de votre adversaire, et le secret de toutes les attaques : un jeu de jambes et des hanches fortes.
De ce fait, ce n’est pas une question d’efficacité pendant le combat mais plutôt, entre autres choses, un enjeu de marketing . Parmi ces choses on relève les techniques d’entrainement et le mode de vie des maîtres traditionnels. Dans un essai récent , dans lequel il discute du patrimoine culturel immatériel et de la tradition des arts martiaux, le professeur Ben Judkins analyse un essai de Patrick Daly : Fighting modernity: traditional Chinese martial arts and the transmission of intangible cultural heritagel, pour comprendre pourquoi le kung fu est malade. Daly est peut-être plus connu pour son documentaire sur les arts martiaux traditionnels chinois de l’île de Bornéo, « Needle Through Brick« . Le film montre comment les maîtres chinois quittèrent la Chine continentale au siècle dernier pour échapper à la persécution des communistes, tout en regardant leur art mourir lentement alors que le capitalisme naissant choisissait d’autres arts, d’autres normes et valeurs, au détriment de celles représentées par le kung fu. Les deux essais et le documentaire valent la peine de s’y intéresser, mais dans l’immédiat nous allons nous concentrer sur un extrait de l’essai de Daly que Judkin met en avant en tant qu’indicateur de ce qui fait que les pratiquants des arts martiaux traditionnels chinois croient être la raison de leur lent déclin.
Quand je lui ai demandais pour il n’enseignait plus, il me répondit avec une voix grave : A mon sens, le monde a changé. Je n’ai jamais enseigné à mon fils ni à mon petit-fils. Les gens me demandent d’enseigner, mais les pensées des gens d’aujourd’hui sont malsaines… Un vrai maître n’enseigne le vrai kung fu à son disciple qu’au bout de 10 ans, afin d’être certain de cerner son caractère et de s’assurer qu’il ne sera pas source de problèmes. Nous n’apprendrons pas les pratiques du kung fu a ceux qui n’étudient que pendant 2 ou 3 ans. C’est la culture traditionnelle. C’est pourquoi il s’éteint. Le kung fu traditionnel chinois est comme ça. Quand je demandais s’il était possible de modifier la manière dont les étudiants étaient sélectionnés et les bases des méthodes d’entrainement, tous les maîtres répondent « non ». Il est très clair pour eux que les processus par lesquels ils ont appris le kung fu font partie intégrante des arts et qu’il ne serait pas possible de les enseigner correctement en rendant les choses plus « faciles ». De plus, ils disent que même s’ils souhaitaient changer leurs méthodes, ils ne pourraient pas, car ils en ont fait serment et sont obligés de continuer d’enseigner de la même manière qu’ils l’ont appris de leurs maîtres. L’un deux a même dit : Il en a été ainsi depuis des générations. Entre chaque maître et élève, au fil du temps. Alors il est difficile de faire comme on l’entend. Nous devons respecter la manière dont les choses ont été faires. C’est ainsi que nous respectons nos maîtres.
Tout ceci est très révélateur. La méthode est l’essence même de ce que ces maîtres espèrent transmettre à leurs élèves, et en changer, ne serait-ce qu’un peu, dilue l’ensemble et va à l’encontre du but poursuivi. Avoir un mannequin de bois ou des verrous de pierre (石锁: Shísuǒ) dans votre école de kung fu semble vous rendre crédible, mais seuls ceux qui se dédient à ce type d’outils et aux nombreux exercices qui les accompagnent peuvent être considérés comme de vrais étudiants en kung fu. Un simple regard sur les arts martiaux qui fleurissent et sur les combattants qui prospèrent, nous montre que les méthodes d’entrainement doivent évoluer avec le temps. Même les récentes blessures de Cain Velasquez amènent à remettre en question des méthodes d’entrainement archaïques et leurs effets contre-productifs sur le corps. Mais les maîtres traditionnels chinois s’entêtent à se raccrocher à leurs méthodes, qui gravitent initialement autour de la philosophie d’entrainement du « corps de fer », et qui a de quoi décourager quiconque a pu voir leurs coups de pieds devenir de plus en plus forts après quelques mois à frapper des sacs thaïlandais. Les maîtres disent que les jeunes sont faibles et ne peuvent pas supporter la chaleur. Un jeune étudiant s’est fait dire : « frappe ce tube en fer pendant 10 ans et tu seras prêt» et prend un raccourci pour la gym du MMA. Sans compter que la gym standard du MMA ou du Jiu-jitsu brésilien ne vide pas votre corps de chaque once de son énergie. Les gens n’arrivent jamais à respecter le ligament croisé antérieur lors de leur entrainement… et il est encore plus difficile d’arriver à voir la lumière au bout du tunnel qu’est le kung fu. Judkins and Daly mettent en évidence l’héritage culturel et les valeurs sociales que ces outils et méthodes d’entrainement représentent, et ils trouvent là le noyau de ce qui fait la tradition des arts martiaux: ce qui doit être protégé et sauvé de la modernité et la raison pour laquelle les maîtres préféreront mourir sans étudiants qu’enseigner un faux art. Les maîtres traditionnels se cantonnent aux méthodes traditionnelles d’entrainement (et à leurs délais), car ils croient que leur système créé des pratiquants à la morale saine, responsables et au mental affiné. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de ceinture noire dans le Jiu-jitsu brésilien en-dessous de 18 ans. Il faut ce type de personne pour y arriver, et il y a une récompense à la fin du voyage. Pour beaucoup de pratiquants asiatiques, l’entrainement est un processus pour révéler ce qui n’est pas prêt, car le vrai but est de développer et cultiver le qi gong et le comportement éclairé qui devrait être le résultat d’une énergie interne forte. Le kung fu n’est pas juste un art de combat pour les maîtres d’aujourd’hui, mais aussi un sentier vers la lumière. Emballer le kung fu avec les philosophies du Taoisme et du Zen Buddhiste, et faire le lien entre la quasi religion de l’art martial et le concept d’énergie interne du qi gong va de soi pour de nombreux pratiquants traditionnels. Sauter des étapes de ce processus signifie que vous ne réaliserez jamais votre objectif, et vous aurez entrepris cela plus ou moins pour rien. Cela aide à comprendre pourquoi les maîtres traditionnels sont lents à adopter les techniques d’entrainement modernes et aussi pourquoi ils tendent à se moquer des combattants MMA. Si vous ne pouvez comprendre cela selon leur perspective, ces combattants sont pour eux comme des barbares jouant avec quelque chose qu’ils ne comprennent pas. De ce point de vue, il est alors difficile d’imaginer que les maîtres traditionnels puissent changer un jour leurs méthodes. Comme l’écrit Judkins à la fin de son essai:
Les arts martiaux traditionnels, dont la disparition est déplorée par les maîtres avec lesquels Daly s’est entretenu, ne doivent pas être réduits à une simple collection de connaissances d’auto-défense. Il s’agit plutôt d’une façon de transmettre une diversité de valeurs et relations qui ont soutenu un monde social qui a aujourd’hui disparu en raison des changements économiques. La préservation de ces techniques nécessiterait une innovation institutionnelle (de nouvelles institutions capables de s’inscrire dans le monde de la pédagogie moderne, à la fois rationnelle et linéaire), qui par définition ne pourraient être les mêmes que celles qui ont façonné ces personnes maintenant âgées lorsqu’ils étaient jeunes.
Les maîtres traditionnels sont constamment à la recherche de garçons de cinq ans prêt à dédier leur jeunesse à des régimes d’entrainement sévères, car une fois qu’il aura la vingtaine il devrait être suffisamment solide dans les « arts durs » pour pouvoir s’entraîner aux « arts doux ». En suite, une fois qu’il aura atteint la quarantaine, le jeune garçon pourra devenir un vrai maître et sera sur le chemin qui lui permettra de quitter cette stupide vie mortelle et de devenir un avec la Voie. Tout le reste n’est que du sport.
- Benjamin N. Judkins, professeur adjoint en science politique à l’Université de l’Utah de 2004 à 2012, est le co-fondateur et l’éditeur de la revue interdisciplinaire « Martial Arts Studies » et l’éditeur du blog académique « Kung Fu Tea » .
- Traditional Chinese Martial Arts and the Transmission of Intangible Cultural Heritage un essai de P. Daly in Routledge Handbook of Heritage in Asia édité par Routledge, pages 360 à 361.
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