Au contraire, ce qui le définit comme mystère, c’est la prétention d’atteindre une vérité inaccessible par des voies normales et qui ne saurait d’aucune façon être «exposée », d’obtenir une révélation si exceptionnelle qu’elle ouvre l’accès à une vie religieuse inconnue du culte d’État et qu’elle réserve aux initiés un sort sans commune mesure avec la condition ordinaire du citoyen. Le secret prend ainsi, en contraste avec la publicité du culte officiel, une signification religieuse particulière : il définit une religion de salut personnel visant à transformer l’individu indépendamment de l’ordre social, à réaliser en lui comme une nouvelle naissance qui l’arrache au statut commun et le fait accéder à un plan de vie différent.
Mais, sur ce terrain, les recherches des premiers Sages allaient rejoindre les préoccupations des sectes au point de se confondre parfois avec elles. Les enseignements de la Sagesse, comme les révélations des mystères, prétendent transformer l’homme du dedans, l’élever à une condition supérieure, en faire un être unique, presqu’un dieu, un theios anèr. Si la cité s’adresse au Sage lorsqu’elle se sent livrée au désordre et à la souillure, si elle lui demande la solution de ses maux, c’est précisément parce qu’il lui apparaît comme un être à part, exceptionnel, un homme divin que tout son genre de vie isole et place en marge de la communauté. Réciproquement quand le Sage s’adresse à la cité, par la parole ou par l’écrit, c’est toujours pour lui transmettre une vérité qui vient d’en-haut et qui, même divulguée, ne cesse pas d’appartenir à un autre monde, étranger à la vie ordinaire. La première sagesse se constitue ainsi dans une sorte de contradiction où s’exprime sa nature paradoxale: elle livre au public un savoir qu’elle proclame en même temps inaccessible à la plupart. N’a-t-il pas pour objet de dévoiler l’invisible, de faire voir ce monde des adèla qui se dissimule derrière les apparences ? La sagesse révèle une vérité si prestigieuse qu’elle doit être payée au prix de durs efforts et qu’elle reste, comme la vision des époptes, cachée aux yeux du vulgaire; elle exprime certes le secret, elle le formule dans des mots, mais dont le commun ne peut saisir le sens. Elle porte le mystère sur la place publique; elle en fait l’objet d’un examen, d’une étude, sans qu’il cesse pourtant tout à fait d’être un mystère. Aux rites d’initiation traditionnels qui défendaient l’accès des révélations interdites, la sophia, la philosophia substituent d’autres épreuves: une règle de vie, un chemin d’ascèse, une voie de recherche qui, à à côté des techniques de discussion, d’argumentation, ou des nouveaux outils mentaux comme les mathématiques, conservent leur place à des anciennes pratiques divinatoires, à des exercices spirituels de concentration, d’extase, de séparation de l’âme et du corps.
La philosophie va donc se trouver à sa naissance dans une position ambiguë: dans ses démarches, dans son inspiration, elle s’apparentera tout à la fois aux initiations des mystères et aux controverses de l’agora; elle flottera entre l’esprit de secret propre aux sectes et la publicité du débat contradictoire qui caractérise l’activité politique.
Jean-Pierre Vernant in Les origines de la pensée grecque
En 1962, l’historien de la Grèce Jean-Pierre Vernant écrit, dans le cadre d’une collection « Mythes et religions » dirigée par George Dumezil aux Presses Universitaires de France un ouvrage assez bref : Les origines de la pensée grecque. Il montre que la première philosophie, héritière d’une réflexion morale et politique est fille de la cité. Elle poursuit une révolution des pratiques et des croyances dans le monde des Hommes dont il décrit minutieusement la genèse.