Si le corps se gouvernait autant selon moi que fait l’âme, nous marcherions un peu plus à notre aise.
– Montaigne, in Les Essais
Texte de David Le Breton
Professeur de sociologie à l’université Marc-Bloch de Strasbourg ; membre de l’Institut universitaire de France ; membre du laboratoire URA-CNRS Cultures et sociétés en Europe
La douleur inéluctable
La douleur est une donnée de la condition humaine, nul n’y échappe à un moment ou à un autre. Elle frappe provisoirement ou durablement selon les circonstances. Mais la plupart du temps elle est sans autre incidence qu’un malaise de quelques heures aussitôt oublié dès lors qu’elle s’est retirée. Elle renvoie toujours à un contexte personnel et social qui en module le ressenti. Impossible dans la vie courante d’échapper un jour ou l’autre au mal de dos, à une migraine, à un mal de ventre, une angine, une carie, une écorchure, une brûlure, un heurt contre une porte, une chute… La liste n’en finit pas des petits maux qui jalonnent l’existence. Et, paradoxe, parfois pour soigner la maladie ou la plaie il faut encore avoir mal. Comme la maladie ou la mort, la douleur est la rançon de la dimension corporelle de l’existence. Parce que corps, tout individu est voué à la précarité, mais simultanément si son corps est destiné au vieillissement et à la mort, il est aussi la condition de la saveur du monde (Le Breton, 2006). Une structure informatique ou technique ne souffre pas car elle ne ressent rien. Un ordinateur en panne va à la casse s’il ne marche plus. La douleur est le privilège et le tragique de la condition humaine ou animale. Même si elle est partagée par tout homme, son paradoxe est d’apparaître toujours comme radicalement étrangère à soi. « Cette douleur, nous ne pouvions pas l’imaginer comme nôtre avant qu’elle n’arrive. Et c’est à peine si, après qu’elle soit arrivée, nous pouvons nous la représenter comme nôtre. » (Vasse, 1983, 12.)
Nos sociétés occidentales connaissent de longue date un dualisme entre le corps et l’âme (ou l’esprit). Il y aurait alors une douleur (physique) et une souffrance (psychique). On sépare traditionnellement la douleur, atteinte de la chair, et la souffrance, atteinte de la psyché. Cette distinction oppose le corps et l’homme comme deux réalités distinctes, faisant ainsi de l’individu le produit d’un collage surréaliste entre une âme et un corps. Le dualisme douleur-souffrance n’est pas plus fondé que le dualisme corps-esprit. Nous buttons contre un vocabulaire qui intègre de longue date une disjonction entre ce qui relève du corps et ce qui relève de l’esprit comme si la condition humaine n’était pas d’emblée, et de manière irréductible, une condition corporelle (Le Breton, 2008a). Même Descartes butte sur le dualisme s’agissant de la douleur. Dans les Méditations, il explique que la douleur serait sans effet sur lui, s’il n’était « logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire. Car si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirai pas pour cela de la douleur, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau […] Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendant de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps [1] . L’homme Descartes est fondu en son corps, impensable sans la chair qui compose son rapport au monde. La médecine de la douleur ne cesse de se heurter à ce dualisme qui fait de la médecine une science du corps et de ses processus, et non une science de l’homme à part entière. Une série d’oppositions relevant d’une représentation dualiste complique souvent son approche des personnes douloureuses : somatique/psychique, organique/psychologique, organique/fonctionnel, organique/psychosomatique, corps/âme ou esprit, objectif/subjectif, réel/imaginaire, etc. Et dans le discours de nombreux médecins seul a valeur scientifique et médicale ce qui relève du « corps », du « réel », de l’« organique », de l’« objectif », etc. Mais la douleur justement est un principe de subversion de ces catégories trop rationnelles.
La douleur efface toute dualité entre physiologie et conscience, corps et âme, physique et psychologique, organique et psychologique, elle montre l’enchevêtrement entre ces dimensions seulement distinguées par une longue tradition métaphysique de nos sociétés occidentales (Le Breton, 2008a, 2008b). La douleur n’est pas celle d’un organisme, elle ne se cantonne pas à un fragment du corps ou à un trajet nerveux, elle marque un individu et déborde vers son rapport au monde, elle est donc souffrance. La douleur d’avant le sens n’existe pas car il faudrait alors la concevoir sans contenu, sans sujet, pur phénomène nerveux sans individu pour l’éprouver. Aucune mesure commune entre le degré d’altération d’un organe ou d’une fonction et la douleur ressentie. La douleur n’est pas la traduction mathématique d’une lésion mais une signification, c’est-à-dire une souffrance, elle est ressentie selon une grille d’interprétation inhérente à l’individu. L’homme n’est pas son cerveau mais ce qu’il fait de sa pensée et de son existence à travers son histoire personnelle. La définition de l’IASP (International Association for the Study of Pain) efface toute ambiguïté, elle surmonte le dualisme en faisant de la douleur une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou encore décrite en des termes évoquant une telle lésion. Cette définition insiste sur le ressenti du sujet, elle adopte son point de vue et valide sa parole. La douleur n’est plus seulement sensation, mais aussi émotion laissant donc émerger la question du sens, et au-delà elle est perception, c’est-à-dire activité de déchiffrement sur soi et non de décalque d’une altération somatique (Le Breton, 2004).
S’agissant de la condition humaine la douleur ne se satisfait pas de l’affection corporelle. La douleur n’est pas seulement une histoire de système nerveux. Elle n’est pas un objet naturel susceptible d’être isolé. L’identification de ses « causes » par le médecin est une interprétation fondée sur une discipline de pensée et une observation clinique, elle ne recouvre que partiellement ce qu’en fait le patient qui la vit. Mais telle est la tâche première du médecin ou du praticien traditionnel d’« objectiver » le mal afin d’avoir prise sur lui et de permettre l’élaboration d’un discours à son sujet. La conception d’une douleur purement sensorielle fondée sur une organicité « objective », décelable uniquement à travers les examens et le diagnostic, renvoie à une idéologie rationaliste redoutable pour le patient qui tombe entre les mains de tels médecins. Il n’y a pas de douleur « objective » attestée par l’examen médical et plus ou moins ressentie par les patients selon leurs filtres sociaux, culturels ou personnels, mais une douleur singulière perçue et marquée par l’alchimie de l’histoire individuelle et le degré de l’atteinte. Le sujet en souffrance est le seul à connaître l’étendue de sa peine, lui seul est en proie au supplice, la douleur ne se prouve pas, elle s’éprouve (Le Breton, 2004). Elle n’a aucune objectivité, mais une force d’impact propre à l’individu qui la ressent. La douleur perçue n’est pas la douleur physiologique. G. Canguilhem le disait avec force : « L’homme fait sa douleur – comme il fait une maladie, ou comme il fait son deuil – bien plutôt qu’il ne la reçoit ou ne la subit. » (Canguilhem, 1966, 56-7.) Entre la sensation et l’émotion, il y a bien entendu une perception, c’est-à-dire un mouvement de réflexivité et de sens attribué par celui qui la ressent, une affectivité en acte. Une douleur qui ne serait que de « corps » est une abstraction comme le serait une souffrance qui ne serait que « morale ». La douleur n’écrase pas le corps, elle écrase l’individu, elle brise l’écoulement de la vie quotidienne et altère la relation aux autres. Elle est souffrance. Si la douleur est un concept médical, souffrance est le concept du sujet qui la ressent.
La douleur est toujours souffrance
La douleur implique la souffrance. Il n’y a pas de peine physique qui n’entraîne un retentissement dans la relation de l’homme au monde. Même si elle touche seulement un fragment du corps, ne serait-ce qu’une dent cariée, elle ne se contente pas d’altérer la relation de l’homme à son corps, elle diffuse au delà, elle imprègne les gestes, traverse les pensées : elle contamine la totalité du rapport au monde. L’homme souffre dans toute l’épaisseur de son être. Il ne se reconnaît plus et son entourage découvre avec surprise qu’il a cessé d’être lui-même. La douleur « ne donne plus goût à rien », arrachant l’homme à ses anciens usages et le contraignant à vivre à côté de soi sans pouvoir se rejoindre, dans une sorte de deuil de soi. La souffrance nomme cet élargissement de l’organe ou de la fonction à toute l’existence. La douleur n’est pas du corps mais du sujet. Elle n’est pas cantonnée à un organe ou à une fonction, elle est aussi morale. Le mal de dent n’est pas dans la dent, il est dans la vie, il altère toutes les activités de l’homme, même celles qu’il affectionne. Si la douleur restait paisiblement enfermée dans le corps, elle n’aurait guère d’incidence sur la vie quotidienne, elle est d’ailleurs impensable sous cette forme. Nécessairement elle déborde le corps. Elle est donc vécue comme une souffrance. Quand l’individu est percuté par la douleur, c’est la chair de sa relation au monde qui en pâtit. Mais si la souffrance est inhérente à la douleur elle est plus ou moins intense selon les circonstances. Un jeu de variations existe de l’une à l’autre. La souffrance est fonction du sens que revêt la douleur, elle est en proportion de la somme de violence subie.
En laissant de côté la théologie et en voyant le texte selon un regard plus propre à l’anthropologie, c’est l’enseignement du Livre de Job que l’individu souffre moins de sa douleur que du sens qu’elle possède pour lui. Bien entendu, seule importe ici à nos yeux la dimension anthropologique du texte, non sa dimension religieuse ou spirituelle. Rappelons en les grandes lignes. Au départ du texte, Job est un homme comblé. Riche, hospitalier, aimé, profondément pieux. Il ne doute de rien et vit dans un monde prévisible sous l’égide de Dieu. À la suite d’un pari avec le diable, Dieu cherche à éprouver sa foi. Job perd sa fortune, ses enfants. Il prend l’attitude du deuil, mais ne se plaint pas. Une série de maux s’abattent alors sur lui. Sept jours durant, Job se tait, seul le silence pouvant absorber l’étendue de son mal et surtout l’abîme de son interrogation. Plus encore que de ses plaies, il souffre de ne pouvoir comprendre le sens de son épreuve. Rien de sa vie passée ne la justifie à ses yeux. Il n’a commis aucun péché, pourtant, dans sa conception religieuse du monde, la logique rassurante de la rétribution est mise à mal : un juste ne saurait souffrir. Pour témoigner de cette injustice et demander des comptes à Dieu, il s’arrache au silence et revient au langage pour rendre sa souffrance communicable. Le texte, paradoxalement, compare sa parole aux « rugissements d’une bête féroce » (Job, 4-31).
Loin d’être un apaisement, la présence de ses amis l’afflige par leur attitude bornée de gardiens du temple aveugles à l’émergence de l’inédit. Leur compassion ne résiste pas à la conviction de Job que ses souffrances ne sont pas méritées. Chiens de garde d’une orthodoxie qui ne peut intégrer l’événement d’une souffrance injustifiée, ils ne tolèrent pas la moindre exception à la loi prêtée à Dieu car alors tout l’édifice de leur croyance est menacé. Job est obligatoirement pêcheur, ou ses fils, ou il a commis une faute à son insu. Guère attentifs à la souffrance de leur ami, toute tentative de trouver une origine attestant sa culpabilité leur est bonne pour sortir d’embarras face à son opiniâtreté à défendre son innocence. Une douleur ou une maladie est toujours à leurs yeux le juste châtiment d’un péché envers Dieu. Malgré les arguments de Job, ils repoussent obstinément l’idée d’une souffrance innocente. Ils ne veulent pas se charger de sa souffrance. La faute lui incombe, et ils le traquent pour qu’il fasse son examen de conscience. La scène se transforme en tribunal, ils se comportent en procureurs s’efforçant de faire rendre gorge au coupable. Leur parole n’est pas de consolation mais d’accusation, Job en est davantage meurtri. « Jusqu’à quand m’affligerez-vous et m’écraserez-vous avec des mots ? » (Job 19-2.) Il se retrouve finalement à la place de ceux qu’il consolait autrefois des mêmes paroles vaines, il est maintenant victime et il vit de l’intérieur l’inanité du propos de ses amis. Quelque chose de la loi divine est défaillant. Sa détresse est telle qu’il se donne à corps perdu à sa parole : « Taisez-vous ! C’est moi qui vais parler, quoi qu’il advienne. Aussi saisirai-je ma chair entre mes dents. »
La souffrance de Job tient moins à ses maux qu’à son incompréhension des épreuves qui le frappent et qui lui paraissent imméritées au regard de sa loyauté envers Dieu. Toute sa foi vacille face à l’arbitraire. Lorsque Dieu apparaît, sans lui donner les raisons des maux qu’il lui a infligés, il laisse cependant entendre qu’ils n’étaient pas vains. Job n’est pas à la mesure de Dieu et ne saurait réclamer des comptes. Mais il se range du côté de Job et il dénonce ses amis de rabattre sa peine sur une logique de châtiment ou de purification. Au terme du récit Job ne leur reproche en rien leur conduite. Dieu a rétabli sa confiance dans le monde. S’il ne lui a pas donné les raisons de sa souffrance, il sait désormais qu’elles possèdent un sens. Et il en est allégé. Sa souffrance tenait moins à sa douleur qu’à son incompréhension que Dieu la lui envoie. Loin d’être un homme patient et soumis comme le dit souvent l’exégèse chrétienne Job résiste passionnément à son épreuve. Tout Le Livre de Job est le récit d’une rébellion, un appel passionné au sens, mais qui ne perd jamais son adresse à Dieu et sa confiance de recevoir un jour une réponse. « Je retire ma plainte », dit-il finalement, sa souffrance ayant disparu, dissoute dans la parole de Dieu. À ce moment du récit les douleurs et les maladies sont toujours là mais elles sont maintenant supportables. Job, finalement, renonce à une justice dans l’ici-bas pour ce qui est du déroulement de l’existence. Dieu n’a pas répondu directement, mais il a laissé entendre qu’une raison dictait sa conduite, inaccessible à Job, et celui-ci a repris confiance. Sensible à sa foi et à sa confiance, Dieu rétablit Job dans son ancienne souveraineté [2] . Ici, bien entendu, pour une lecture anthropologique, Dieu est une figure du sens, selon ce qu’il taise ou dise de la douleur de Job, sans toucher à ses plaies, il l’apaise ou la multiplie.
La psychanalyse ne distingue pas douleur physique ou psychique, elle les met sur le même plan. Freud emploie le même terme Schmerz qui s’applique, comme en français, aux deux modalités de douleur. Il use du terme Seelenschmerz quand il entend mettre plutôt l’accent sur la douleur psychique. Il n’utilise pas le terme Leiden qui renverrait à souffrance. Pour Freud la douleur (Schmerz) est une réaction à la perte d’une évidence d’exister à travers une brisure intérieure : un deuil, une séparation, ou une cassure de l’unité corporelle. Toute l’énergie de l’individu souffrant se focalise et se dissout dans la représentation de la perte. L’effacement du terme « douloir » en français au profit du verbe « souffrir » répond finalement à une sorte d’intuition de la langue, l’impossibilité de distinguer dans le rapport au monde les effets de la douleur « physique » ou « psychique ». Toujours, c’est la souffrance qui frappe et arrache à soi. Une fois franchie la résistance de l’individu toute son énergie se consume dans l’attention qu’il lui porte. La souffrance l’absorbe tout entier, elle l’expulse de soi pour le réduire à un appendice du point douloureux, le monde extérieur lui devient indifférent. « Dans le cas de la douleur corporelle, il se produit un investissement élevé et qu’il faut qualifier de narcissique de l’endroit du corps douloureux, investissement qui ne cesse d’augmenter et qui tend pour ainsi dire à vider le moi » (Freud, 1990, 285). La douleur est un effort de crispation à la fois somatique et symbolique autour de la partie lésée du corps. Tension inutile et épuisante d’une défense inappropriée qui épuise le sujet. Plus la souffrance est intense plus elle appauvrit le rapport au monde. L’individu est tout entier resserré autour de sa peine. Son horizon est sans cesse barré par l’organe ou la fonction dont il souffre.
Nous l’avons dit, la douleur est toujours contenue dans une souffrance, elle est d’emblée un pâtir, une agression plus ou moins vive à supporter. La souffrance est la résonance intime d’une douleur, sa mesure subjective. Elle est ce que l’homme fait de sa douleur, elle englobe ses attitudes, c’est-à-dire sa résignation ou sa résistance à être emporté dans un flux douloureux, ses ressources physiques ou morales pour tenir devant l’épreuve. Elle n’est jamais le simple prolongement d’une altération organique, mais une activité de sens pour l’homme qui en souffre. Si la douleur est un séisme sensoriel, elle ne frappe qu’en proportion de la souffrance qu’elle implique, c’est-à-dire du sens qu’elle revêt (Le Breton, 2004) [3][3] Rappelons à ce propos la définition de P. Ricœur, pour…. Elle n’est pas le décalque dans la conscience d’une effraction organique, elle mêle le corps et le sens. Elle est somatisation et sémantisation. Elle n’est pas une sensation mais une perception, c’est-à-dire pour l’individu la confrontation d’un événement corporel à un univers de sens et de valeur. Le ressenti n’est pas l’enregistrement d’une affection, mais la résonance en soi d’une atteinte réelle ou symbolique. Le sens n’est pas contenu dans les choses, il s’instaure dans la relation avec les choses, et dans le débat noué avec les autres pour leur définition, dans la complaisance ou non du monde à se ranger dans ces catégories. Sentir le monde, même la douleur, est une autre manière de le penser, de le transformer de sensible en intelligible (Le Breton, 2006). L’expérience humaine tient d’abord aux significations avec lesquelles le monde est vécu, car ce dernier ne se donne pas sous d’autres auspices. L’affectivité est toujours première dans le ressenti de la douleur, elle en mesure l’intensité et la tonalité. Toute douleur mobilise une signification, une émotion.
La souffrance est le degré de pénibilité de la douleur. Elle traduit la bascule de l’existence vers le pire, là où disparaît le goût de vivre. Elle est toujours impuissance, envahissement de soi, là où la douleur peut rester sous le contrôle de l’individu. La souffrance est immense ou dérisoire selon les circonstances, elle n’est jamais organiquement liée à une lésion. C’est la dimension proprement humaine du sens qui est ici en jeu. La douleur peut rester contenue à l’intérieur des processus de protection mis en place par l’individu dans sa maladie ou les séquelles de son accident, ou dans son choix d’une activité qui le sollicite durement (sport extrême, body art…). La souffrance alors est insignifiante. Certes l’individu a mal mais il est position de contrôle face à sa douleur, il ne se laisse pas déborder, elle reste à sa mesure. Il n’en pâtit pas encore. La souffrance intervient dès lors que la douleur entame ses capacités de résistance, là où il perd le contrôle et éprouve le sentiment que son existence se défait. Elle implique une identité menacée et le sentiment du pire. Elle va de pair avec l’impossibilité d’intégrer l’événement qu’accentue encore le chaos intérieur. La vie se transforme en un long supplice. Si la douleur est un ressenti pénible mais encore dans les limites de tolérance de l’individu, la souffrance est une effraction, l’invasion en soi d’un sentiment de perte. La souffrance varie selon la signification de la douleur et la part de contrôle que l’individu est susceptible d’exercer sur elle. Le sentiment tragique de la douleur, l’embrasement de la souffrance, vient de n’avoir aucune prise sur elle.
Variétés du rapport douleur/souffrance
Cette capacité à repousser les vagues de la souffrance en les cantonnant dans la seule douleur est parfaitement décrite dans certains épisodes de vie des philosophes stoïciens dont le souci consistait à se tenir à distance des affections du monde. « Le sage supplicié, à la lettre, ne sent rien. Pour ce sage qui est le contraire même d’un saint […] il y a bien douleur, mais il n’y a plus ni souffrance ni chagrin ; la douleur de la chair et des nerfs froissés a cessé d’être dépression de l’âme et désespoir. Le tour de force de la sagesse ne consiste pas à convertir la douleur en plaisir […] mais à dissocier l’Éprouver et le Ressentir, ou plus simplement à séparer Sentir et Ressentir – car éprouver est plutôt le verbe de la douleur et ressentir, c’est-à-dire souffrir, celui de la souffrance. La douleur ne fait pas mal au sage. » (Jankélévitch, 1956, 108.) Le stoïcisme est une pratique de l’anesthésie avec les ressources spirituelles propres au sujet. Il vise à dissoudre la souffrance pour la cantonner à une douleur tolérable. Cicéron raconte ainsi le combat intérieur de Posidonius contre la douleur. Pompée est venu voir le philosophe en proie à une vive douleur. Il hésite à entrer, mais le philosophe l’invite et trouve négligeable sa douleur au regard de la visite d’un homme illustre. Couché dans son lit, Posidonius développe avec éloquence l’idée qu’il n’y a de bon que le beau, et, dans les moments où la douleur lui appliquait pour ainsi dire les pointes de feu, Posidonius répéta à plusieurs reprises : « Tu perds ton temps, douleur ; si importune que tu puisses être, tu ne me feras jamais convenir que tu sois un mal [4][4] Cicéron, Tusculanes, tome 1. Paris : Les Belles Lettres,…. » Dans le même mouvement, Cicéron rappelle les douleurs supportées sans rechigner par les athlètes des jeux gymniques malgré la dureté des épreuves. Le souci de gloire et la volonté de montrer envers et contre tout sa virilité anesthésient en eux la douleur. Cicéron rappelle que les mêmes fatigues ne sont pas également lourdes pour le général ou le soldat « car l’honneur suffit à alléger celles qui incombent au commandement ». L’intensité de la douleur est d’abord une question de sens.
La souffrance déborde à l’infini la douleur dans le cas notamment de la torture, c’est-à-dire d’une douleur infligée par un autre sans être en mesure de l’en empêcher. Une douleur infligée de manière traumatique laisse une trace de souffrance même lorsqu’elle s’efface. Elle mutile une part du sentiment d’identité qui n’arrive jamais tout à fait à oublier. La torture provoque une souffrance sans limite sur laquelle la victime est non seulement sans prise mais où elle dépend absolument de l’arbitraire de qui la lui inflige. Elle est en ce sens le pire de la souffrance. Exercice d’une violence absolue sur un autre, impuissant à se défendre et livré tout entier à l’initiative du bourreau, technique d’anéantissement de la personne par la dislocation minutieuse du sentiment d’identité à travers un mélange de violences physiques et morales, elle vise à saturer la victime de souffrances avec un acharnement méthodique dont la seule limite est la mort. La conscience que ce sont d’autres hommes qui agissent ainsi ajoute à l’impensable et fracture toute confiance envers le monde.
Dans des circonstances maîtrisées la souffrance est insignifiante et l’individu connaît des situations limites comme dans le sport extrême ou le body art. De même les suspensions corporelles permettent d’explorer les marges de la condition humaine hors de tout contexte religieux et de vivre une intense expérience spirituelle. La violence des sensations éprouvées induit l’extase, dans le chamanisme traditionnel certes, mais aussi dans nos propres sociétés où la volonté d’explorer les marges de la condition humaine amène des individus, hors de tout contexte religieux, à vivre des expériences extrêmes dans le souci de connaître la transe. Une douleur choisie et contrôlée par une discipline personnelle dans un but de révélation de soi ne contient qu’une parcelle dérisoire de souffrance, même si elle fait mal. Lorsque la souffrance n’accompagne pas la douleur, il n’en reste qu’une pénibilité supportable, surtout si l’individu sait pouvoir s’en défaire à tout instant. L’individu fait ainsi œuvre de son corps en s’infligeant une épreuve personnelle et en ressentant la douleur. Pour ces femmes ou ces hommes qui explorent les marges du tolérable, défrichent leurs limites dans ce contexte d’exploration de soi, non seulement la souffrance n’accompagne pas leur douleur, mais celle-ci induit parfois une jouissance, un arrachement à soi vécu sur un mode propice. Une certaine érotisation de la douleur contribue à en émousser le tranchant. L’expérience des marques corporelles ou des rites de suspension, remet profondément en question le dualisme entre plaisir et douleur. De même sur un autre plan l’expérience du SM, voire du body art. Le mélange des sensations désamorce l’acuité de la douleur et le sentiment d’accomplissement qui accompagne l’épreuve induit une satisfaction, un plaisir difficile à caractériser avec des mots ordinaires.
L’expérience de l’accouchement confronte également à l’insaisissable d’une douleur vécue de façon radicalement différente d’une femme à une autre. Certaines sont déchirées par la douleur ou l’anticipent par un recours à la péridurale sans laquelle elles ne pourraient concevoir la mise au monde de leur enfant. D’autres, à l’inverse, refusent toute anesthésie et contrôlent leur douleur à travers des techniques du corps et une imagerie personnelle. Certaines femmes n’hésitent pas à dire l’ambiguïté d’une expérience parfois difficile à démêler d’une forme singulière de plaisir.
La douleur peut même aboutir à l’orgasme dans le cadre d’un contrat sado-masochiste. Son érotisation atteignant ainsi son point ultime. Mais l’examen du parcours de vie de certains adeptes est parfois significatif de la reprise en main d’anciennes souffrances aujourd’hui neutralisées sur la scène SM. Une sorte de sacrifice inconscient vient protéger l’individu d’une menace terrifiante de destruction de soi. La scarification délibérée est un paravent contre une souffrance intolérable. Il s’agit alors de se faire mal pour avoir moins mal comme l’attestent par exemple nombre d’adolescentes en souffrance qui entaillent leur peau pour échapper un moment à leur étouffement (Le Breton, 2007).
La douleur mêle perception et émotion, c’est-à-dire signification et valeur. Ce n’est pas le corps qui pâtit, mais l’individu dans le sens et la valeur de sa vie. Si la maladie rend l’homme plus corporel, la souffrance est une réduction du corps au seul lieu de l’incandescence douloureuse. L’individu n’a plus de repli, aucun refuge, tout est dévasté. Il est sous son emprise. Là où la douleur, si elle fait mal, reste cependant sous le contrôle de l’individu susceptible encore de décider du moment où il peut l’interrompre, comme par exemple dans la culture sportive, la souffrance est subie et s’impose à la conscience malgré les efforts pour la contenir. Elle épingle sans rémission à un corps meurtri. Si elle dure, elle arrache le corps à la conscience de soi et le pose comme un autre. Elle devient persécutrice et confronte à l’expérience concrète du dualisme. Réduit à l’impuissance, l’individu en vient à se considérer comme prisonnier d’un corps où il ne se reconnaît plus. La douleur est une déconstruction radicale de l’évidence du monde, une perte de sa signification et de sa valeur qui réduit l’existence à un fardeau [5][5] Cet article reprend largement des extraits d’un ouvrage….
Bibliographie
- Disease, Pain and Sacrifice: Toward a Psychology of Suffering by David Bakan.
- Canguilhem G. Le Normal et le Pathologique. Paris : PUF, 1966.
- Freud S. Inhibition, symptôme, angoisse. Paris : PUF, 1990.
- Glucklich A. Sacred pain. Hurting the body for the sake of the soul. Oxford : Oxford University Press, 2001.
- Jankélévitch V. L’Austérité et la vie morale. Paris : Flammarion, 1956.
- Le Breton D. Anthropologie du corps et modernité. Paris : PUF, 2008.
- Le Breton D. La Chair à vif. De la leçon d’anatomie aux greffes d’organes. Paris : Métailié, 2008.
- Le Breton D. En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie. Paris : Métailié, 2007.
- Le Breton D. Anthropologie de la douleur. Paris : Métailié, 2004.
- Vasse D. Le Poids du réel, la souffrance. Paris : Seuil, 1983.
- Ricœur P. « La souffrance n’est pas la douleur ». In : von Kaenel JM, ed. Souffrances. Corps et âmes, épreuves partagées. Paris : Autrement, 1994 (dir.).
Notes
-
- Descartes, Méditations métaphysiques. Paris : PUF, 1970, p. 123.
- Sur la position des religions au regard de la douleur, le statut qu’elle leur confère, je renvoie à Bakan (1968), Glucklich (2001), Le Breton (2004).
- Rappelons à ce propos la définition de P. Ricœur, pour qui la douleur s’applique à des « affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le terme de souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement » (Ricœur, 1994, 59).
- Cicéron, Tusculanes, tome 1. Paris : Les Belles Lettres, 1960, p. 112.
Cet article reprend largement des extraits d’un ouvrage paru aux éditions Métailié : Expériences de la douleur.