Bouddhisme chan et taoïsme
Approfondir un art, et l’art martial en particulier, consiste à marcher avec deux pieds, le pied droit pour la pratique, le pied gauche pour la théorie, sur un chemin de montagne de surcroît. La combinaison des deux, leur alter- nance, fera avancer d’un pas sûr jusqu’à haute altitude ou jusqu’aux cata- combes, à vous de choisir. Pratiquer en assurant ses pas ainsi, actualiser les principes dans le corps, former son esprit à la discrimination intelligente, est difficile, pour tout dire, aride. Il y faut des êtres de maturité et cela n’a rien à voir avec l’âge. L’art authentique n’a aucun rapport non plus avec la quantité de techniques apprises. Inutile de chercher à être un « catalogue vivant » d’écoles, de lignages, de séries de mouvements (tao ou kata). Inutile de s’afficher, avec emphase, comme le représentant des « plus grands maîtres de Chine », ni comme l’unique détenteur de « l’école originelle X » ou d’un « mystérieux secret dévoilé pour la première fois en Occident » : tout cela n’est qu’enfantillages. L’authentique gong fu est discret, « nature », un naturel où l’ordinaire, pourtant transmuté, n’est jamais loin. Lorsqu’on a fini de se prouver et de prouver au reste du monde notre valeur, notre extraordinaire valeur, peut alors commencer un long travail de dépouillement, vers wu xin, le « non-mental », wu zhu, le « sans-support » et wu xiang, alakşaņa, l’« absence de particularité ». L’authentique art martial cherche ainsi à nous rendre comme l’eau lui aussi. Il cherche à emmener le corps dans cette disponibilité, dans cette énergie et cette force-souplesse de l’eau. Malheureusement, peu d’entre les pugilistes cités plus haut sont à la recherche de cette eau de vie-là.
Yen Chan in La voie du bambou
Présentation de l’éditeur
A l’ombre d’une Chine qui s’éveille, nouvel eldorado, dragon en quête de reconnaissance, à l’ombre encore du supermarché du Tao qui inonde le monde » spirituel » de produits de consommation rapide (formations éclair en acupuncture, qi gong pour gens pressés, tai chi panacée et autre méditation intensive pour hommes d’affaires), se tiennent discrètes les traditions vivantes du taoïsme et du bouddhisme chan. Ce livre témoigne pour leur survie en redonnant ses lettres de noblesse à la Grande Etude, celle qui nécessite une vie tournée vers l’Orient de l’esprit. Théorie et surtout pratique, enseignements traditionnels ainsi que témoignages personnels illustrent cette Voie chinoise du Bambou dont le pictogramme calligraphié en couverture reflète les qualités : fermeté extérieure et vacuité intérieure, vigueur et souplesse, esthétique de la simplicité, épure foisonnante – tel est le cœur du Tao et du chan. Un long développement sur les arts martiaux complète cette étude. –Ce texte fait référence à une édition épuisée ou non disponible de ce titre.
Yen Chan
Au cours de ses pérégrinations en Occident puis en Extrême-Orient, l’auteur, né en 1961, rencontre le chan chinois, métissage de taoïsme et de bouddhisme, dont les enseignements à la fois révolutionnaires et traditionnels proposent la libération » en une vie » et » dans la vie « . Il étudie également les voies de l’attention du theravâda et du dzogchen, ainsi que les arts martiaux internes. Le vénérable Xu Yun pour le chan, Shen Ji Cheng et Lu Ji Tang pour les arts internes du Tao, sont les maîtres des lignages auxquels il se rattache.
Art martial interne et relations à autrui. Il existe au sein de l’école martiale Tai ji quan (boxe du faîte suprême) ainsi que dans celle du Ba gua zhang ou « paume des huit trigrammes » (en particulier dans le Bagua mi hun zhang, l’art des « paumes qui égarent les âmes ») de remarquables pratiques qui s’effectuent à deux partenaires, nous retiendrons particulièrement ici celles qui se nomment tui shou et pan shou (« mains qui poussent » ou « mains collantes » et « mains lovées » ou « mains serpentines »). Dérivées de l’art des qin na ou arts des saisies et contre saisies, les pan shou sont des techniques de mains (mais en réalité aussi de coudes, de pieds, de hanches ou de tête…) qui cherchent à déséquilibrer l’adversaire, ou plutôt le comparse, car tout l’art dont il s’agit consiste bien à éviter les confrontations en force, à utiliser les points d’achoppement que ne manque pas d’offrir, sans le savoir, l’adversaire, à détourner stratégiquement les intentions et les forces en mouvement pour les faire retourner au vide, à utiliser le faible pour dériver le puissant, à amorcer un début de résistance pour mieux l’effacer ensuite. L’autre, ici, n’est donc pas un adversaire au sens premier du terme : il est plutôt une sorte de partenaire qu’on cherche à évincer en utilisant ses propres points de faiblesse, un partenaire avec qui il faut entrer en affaire, en relation, car c’est là, au cœur de l’action, du contact, de la sensation, qu’on discernera les « pleins et les vides », « les résistances et l’accueil » du vis-à-vis, et par miroir, de nous-même. Il y a un esprit chevaleresque dans cet art des « mains qui adhèrent ». Si l’on veut rencontrer l’autre, ce doit être sans peur ou surinvestissement. Se confronter au monde de l’autre, c’est avant tout ting, « recevoir en écoutant la sensation », puis dong, « comprendre ce qui est en train de se produire », pour hua , « transformer ce qui est possible ». C’est aussi, lian, nian, sui, « continuement coller et suivre » sa réalité, ce qu’il manifeste d’instant en instant, six termes clés du combat martial et tout bonnement de n’importe quelle relation humaine épanouie et adéquate. Car un des buts majeurs de cette ascèse physicopsychique est bel et bien de déboucher sur un art de vivre, yang sheng chu shi, « art des relations », suprême-ultime de l’humanité. Le « monde des relations », chu shi, est le miroir impitoyable qui nous renvoie ses reflets d’adéquation ou d’entrave, de fluidité ou de coagulation, d’intelligence subtile ou grossière. Après tout, une simple conversation, nécessite elle aussi, ce toucher affiné et « manipulatoire » qui se joue de l’équilibre du déséquilibre, du plein et du vide pour faire sens et aussi pour faire force si nécessaire. Ainsi hua, na, da (transformer, saisir et frapper) et son inverse da, na, hua sont les principes de tout pugilat psychique ou physique. L’art des mains lovées s’insinue dans l’intime du rapport à soi et à l’autre, c’est une merveille qui nécessite plusieurs années de fréquentation assidue pour pouvoir fleurir dans la vie même et s’appliquer jusque dans le dhyàna.
Yen Chan in La voie du bambou