L’art du jardin

Le plaisir au jardin

Le poète de la dynastie des Tang, Bo Juyi (772-846), a exercé une influence prépondérante dans l’extension des jardins en Chine. Dans son poème « Ma chaumière du mont Lu » (« Lushan caotang ji »), daté de 817, il explique clairement le rôle fondamental que joue le jardin dans sa vie et la raison pour laquelle il en a construit un dans chacune des habitations où il a séjourné :

Lorsque j’habite ici, levant la tête, je vois les montagnes ; la baissant, j’entends les sources ; de côté, j’aperçois les bambous, les arbres, les nuages et rochers ; du matin au soir, les uns font écho aux autres sans répit. Instantanément, le monde [qui m’entoure] me ravit et mon souffle s’y abandonne, cela me convient intérieurement et extérieurement. Après une nuit, mon corps est apaisé ; deux nuits, mon cœur se calme ; trois nuits, je me sens si bien que je perds conscience de tout, sans savoir comment cela se produit.
Et lorsque je me pose la question, je me réponds : c’est cette résidence, avec, devant, ce terrain plat de cent pieds de côté, avec, au centre, cette terrasse plane qui en occupe la moitié ; c’est au sud, l’étang carré entouré de bambous de montagne et de plantes sauvages qui fait le double de la terrasse, avec au milieu, des nénuphars blancs et des poissons blancs. […]
Ah ! Tout homme qui peut profiter de loger dans une habitation aussi bien pourvue avec de si bonnes nattes, comment ne pourrait-il pas avoir l’air gâté et satisfait ? A présent que m’en voici le propriétaire, le monde qui m’entoure me mène à la sagesse suprême ; chaque espèce s’y trouve ; comment cela ne pourrait-il pas me convenir intérieurement et extérieurement, apaiser mon corps et calmer mon cœur ?
Lorsque j’y repense, de mon enfance à mon âge avancé, quel que fût mon logis, demeure ordinaire ou résidence de haut fonctionnaire, même pour un séjour d’un jour ou deux, j’y fis une terrasse d’une pelletée de terre, une montagne de quelques rocailles grosses comme le poing, et l’entourai d’un étang d’un boisseau d’eau, tellement j’ai la passion des montagnes et eaux.

Bo Juyi, in Ma chaumière

Bo Joyi commence par décrire ce qu’il voit et entend : les montagnes et les eaux. Il constate ensuite qu’il parvient à un état de perte de conscience et de félicité lorsqu’il se trouve dans sa chaumière, entourée d’un jardin. Lorsqu’il tente d’expliquer les raisons de cet état, il ne les rapporte pas à lui-même, à ce qu’il a pu faire pour être en un tel endroit ni à son état d’esprit, mais il affirme clairement qu’il le doit au lac qui lui fait face, aux bambous et aux plantes qui l’environnent, aux rochers qui les bordent, etc. En d’autres termes, cette félicité n’est pas le résultat de son effort mais de l’œuvre de la nature sur lui. De même, la « sagesse suprême » à laquelle il est conduit est due au monde qui l’entoure et non à son propre mérite.

Dans ce cas, en quoi le travail sur soi, le développement de soi, consiste-t-il ? Peut-on alors parler d’un chemin vers la sagesse ? De fait, la culture de soi consiste tout d’abord à savoir se rendre disponible. Son premier jalon est le plaisir. C’est lui qui prépare à un état de disponibilité intérieure.

De la même façon que le paradis des immortels n’est pas lié au péché originel, le plaisir de l’union avec la nature qui conduit à l’oubli de la conscience de soi n’implique pas une perte d’identité ni ne représente une expérience effrayante. La nature n’est à aucun moment considérée comme un objet qui s’opposerait à un sujet. Aussi, la méditation face à celle-ci ne mène pas à la tentation d’une prise de pouvoir sur le monde alentour, ni même à cette simple éventualité. Elle suscite au contraire l’effacement, le retrait de la personne qui se fond avec le monde.

Par exemple, le célèbre lettré Wen Zhengming (1470-1559), à la fois peintre, calligraphe, poète, et propriétaire du fameux jardin de l’Administrateur maladroit, que l’on peut encore visiter à Suzhou, nous transmet son expérience de vie dans un jardin à travers une peinture : son rouleau vertical Séjour en hauteur (樓居圖 Lóujū tú) montre deux personnages dans un pavillon qui surplombe non pas l’intérieur de l’enclos auquel il appartient, mais la vue au-delà des murs. L’inscription qui l’accompagne sur le support de la peinture est de la main de l’artiste. Ce rouleau a été réalisé à l’occasion de la retraite d’un ami du peintre, Liu Lin (1474-1561), qui a cessé de servir en tant que fonctionnaire à l’âge de soixante-dix ans. Il semble que les deux personnages du pavillon correspondent aux deux amis. Wen rapporte en effet dans son colophon :

Les immortels ont toujours apprécié séjourner dans les belvédères aux fenêtres s’ouvrant sur les huit directions, visage détendu. Au-dessus, s’étagent des terrasses et bâtiments florissants ; au-dessous, alternent nuages et grondements de tonnerre. Dans la vacance et le désengagement, à la table à thé, on peut distinguer le Japon ; appuyé à la balustrade, on peut vraiment voir l’Etat de Fuyu [nord-est de la Chine]. Alors que les affaires du monde évoluent et changent, l’homme éminent reste inébranlablement en paix.

Il explique à la suite avoir réalisé cette peinture à l’intention de son ami qui n’a pas encore eu le temps de faire bâtir le pavillon de ses rêves. Il a donc peint une scène idyllique dans un jardin imaginaire, réunissant les deux amis, comparés à des immortels, au-dessus du tumulte et des orages. Le rôle du belvédère dans le jardin est clairement établi : il permet au lettré de demeurer « inébranlablement en paix », malgré les bouleversements du monde.

Aussi, l’expérience de la fusion avec le monde n’est pas perte de soi puisqu’elle est retransmise par le truchement du pinceau, sous forme de poème ou de peinture, et peut être revécue par l’imagination.

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