L’art du jardin

L’emprunt : le jardin hors du jardin

L’emprunt de scènes ne se limite pas à l’emprunt de vues au-delà des limites de l’enclos, tel qu’on peut l’imaginer à partir de la peinture de Wen Zhengming par exemple. Il entend également d’une part toutes les perceptions des autres sens que celui de la vue, telles que les odeurs ou les sons. Mais encore, d’autre part, toutes les images mentales qui sont suscitées chez le promeneur par le parcours jardinier : par exemple, le nom d’une montagne célèbre existant sur le territoire chinois, ou d’un sommet mythique, gravé sur un rocher du jardin, appelle le promeneur à l’imaginer. Ou encore, le nom de « pavillon des Orchidées » inscrit sur un kiosque suscite immédiatement dans l’esprit d’un Chinois l’image de la création en 353 du plus grand chef-d’œuvre artistique de l’histoire chinoise, la calligraphie de la Préface du Pavillon des Orchidées par Wang Xizhi (303-361), à l’occasion d’une réunion lettrée et d’une joute poétique. Ces images mentales et perceptions, qui peuvent coïncider, sont couramment qualifiées de « jardin hors du jardin ». Ainsi, l’enclos, aussi limité soit-il, peut être étendu infiniment par « emprunt », dans l’espace comme dans le temps.

Le rôle du jardin comme guide vers la sagesse est de prévoir les conditions qui vont permettre de faire émerger « le jardin hors du jardin », c’est-à-dire le monde intérieur au diapason de l’univers, que chacun porte en son cœur, par emprunt. Comment, dans un espace réduit parfois à l’extrême d’un paysage en pot, faire ressentir l’immensité temporelle et spatiale ? Comment conduire le promeneur à l’expérience de l’oubli de soi et de l’union avec l’univers, telle que nous la décrit Bo Juyi ? Comment parvenir à cet état de « paix inébranlable » auquel renvoie Wen Zhengming, ou de détachement du monde de poussière tel qu’il est décrit par Ji Cheng ?

Selon le grand spécialiste des jardins Chen Congzhou (1918-2001), passeur de l’expérience lettrée des jardins dans la Chine moderne et contemporaine, le jardin chinois propose deux types de vision, l’une statique, à l’arrêt dans un pavillon ou un belvédère, et l’autre dynamique, dans le mouvement. Au cours de la promenade et de la succession des différents types de vision, sont ménagées des « scènes » qui, par l’intermédiaire des cinq sens, doivent faire ressentir et émerger dans l’esprit du promeneur un état méditatif. Celui-ci lui permet de pratiquer les « arts », écriture, poésie, peinture et musique, qui le conduisent à ce travail sur soi générateur d’union avec le monde.

Au lieu de prévoir de grandes allées majestueuses et des perspectives ouvertes vers l’infini, marques de pouvoir et d’emprise sur la nature, comme dans le jardin à la française, le jardin chinois n’offre que des sinuosités et des parcours en zigzags. Ceux-ci ont deux fonctions : d’abord, diviser l’espace, le rendant ainsi plus mystérieux et suscitant l’envie de la découverte, en proposant au regard une série de vues successives et emboîtées ; ensuite, relativiser le point de vue du promeneur qui, ne pouvant aller physiquement droit, est contraint à « faire retour » sur son intériorité et à faire agir son esprit pour trouver le chemin et le lien entre les différentes scènes. Ainsi, son moi, à la fois mis en retrait et relativisé, puisqu’il n’a aucune prise sur les choses, se recentre pourtant à chaque nouvelle scène en y participant activement. De ce fait, il trouve sa place dans le microcosme et, par analogie, dans le macrocosme. Dans le même temps, le découpage de l’espace et l’imbrication des vues lui donnent une impression d’inachèvement et d’infinitude (voir l’illustration page 375).

Arrêté, le promeneur se met en état d’attente ou de disponibilité, autrement dit, de contemplation ; il s’oublie, se retrouve et se recentre. En mouvement, il doit avoir recours à la mémoire pour relier les différentes « scènes » corrélées du jardin, qui ne se limitent pas à la vue. La promenade exige donc son intervention, et c’est lui qui, par son vécu et ses propres dispositions, complète les effets du jardin sur lui. Il est aidé par les inscriptions qui, tels des jalons sur les éléments du jardin, lui suggèrent une interprétation possible. Elles fonctionnent comme des citations poétiques, littéraires ou historiques, semblables aux colophons ou aux sceaux présents sur le support des peintures chinoises. La continuité historique suscitée par leur accumulation permet dans le même temps au promeneur de dépasser ses limites spatio-temporelles, en instaurant une chaîne continue de relations entre le propriétaire et ses invités, contemporains ou de jadis, vivants ou simplement suggérés par rappels.

Il serait faux de croire que le rôle du jardin comme chemin de sagesse soit cantonné au passé. Jusqu’à sa récente disparition, l’architecte formé en Occident et lettré, Chen Chi-kwan (Chen Qikuan, 1921-2007), se ressourçait quotidiennement au sein du jardin qu’il a créé. Sa peinture Double écran (Shuangping) nous fait percevoir le lien qu’il lui permet d’établir avec le monde, en introduisant l’extérieur à l’intérieur et inversement, par un réseau de portes et de paliers successifs (voir l’illustration page 375). L’artiste a l’habileté d’employer la perspective linéaire architecturale pour transmettre une dimension hétérogène à la tradition occidentale, en sectionnant l’espace par les lignes géométriques et les couleurs pâles mais tranchées des murs, des sols et des portes ; en revanche, les sinuosités des plantes et des pierres du chemin, issues de la tradition chinoise, guident le regard vers le fond et le point central de l’image – qui n’est pas un point de fuite – et lui font également « faire retour » sur l’intériorité et vers le premier plan.

Si le jardin chinois est un lieu de plaisir et un Eden, il n’est pourtant pas associé à la luxure ni au péché. Au contraire, il est le lieu de l’éveil, du ressourcement, et de la gestation de l’embryon d’immortalité au même titre que la grotte des immortels, le cercueil ou l’intériorité . Les rochers et les arbres qui le peuplent sont autant de capteurs et de concentrateurs d’énergie tellurique  ; le promeneur lors de son parcours jardinier effectue un voyage métaphorique ou imaginaire dans le temps et dans l’espace, à travers les différentes scènes « empruntées » et suggérées par les éléments du jardin. Tout en étant protégé au sein de l’enclos, il est englobé dans les mutations incessantes de l’univers et maintient un contact permanent avec l’extérieur.


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