L’art du jardin

Intérieur-extérieur

Si le jardin incarne un univers en soi en étant un lieu clos et masqué par un mur, il n’est pourtant pas coupé du reste du monde. Contrairement au jardin de Julie chez Rousseau, fermé à clé et replié sur lui-même, le jardin chinois maintient perpétuellement le lien avec l’extérieur. C’est pourquoi il est toujours prévu un belvédère, ouvrant sur l’au-delà du jardin, et à sa frontière, comme on peut le voir dans le rouleau de Wen Zhengming, Séjour en hauteur, qui, au lieu de proposer une vue sur l’intérieur du jardin, lui tourne le dos. Les deux lettrés, protégés et à l’abri du jardin par un mur et un ruisseau, jouissent de la vue au-delà des murs.

Le jardin est le lieu de la vie idéale, autrement dit, de l’imagination ; celle-ci n’est pas débridée mais guidée pas à pas, dans un parcours à la fois physique, sensoriel et spirituel, qui rappelle par réminiscences des événements liés à l’érémitisme, à la sagesse ou à la vie « artistique » des lettrés. L’entretien même du jardin est une activité qui peut conduire à la sagesse. C’est pourquoi dans son Traité du jardin (Yuanye, 1634), Ji Cheng (1582- ?) affirme :

La retraite a été louée dans un poème [de Pan Yue, 247-300] : les herbes parfumées [métaphores de l’homme vertueux] attirent la compassion. Balayer le sentier et prendre soin des jeunes pousses d’orchidées afin que les pièces situées à l’écart puissent bénéficier de leurs fragrances, enrouler les stores pour accueillir les hirondelles qui coupent par instants le vent léger, […] stimulent l’union à la pureté et à l’oisiveté, et harmonisent les sentiments aux collines et ravins [métaphores de l’ermitage]. Soudain, les pensées, détachées du monde de poussière, semblent pénétrer à l’intérieur d’une peinture et s’y mouvoir.

Ji Cheng in Le Traité du jardin

Selon Ji Cheng, la vie dans le jardin et les occupations qui y sont corrélées conduisent nécessairement à la vertu et au détachement du monde de poussière. Il compare la pratique du jardin à l’effet de la peinture, qui compte parmi les « arts » reconnus en tant que tels, contrairement au jardin. C’est pourquoi, si la peinture bénéficie d’une théorie de la part des lettrés depuis les premiers siècles de notre ère, le premier traité du jardin en Chine n’est rédigé que très tardivement, au XVIIe siècle par Ji Cheng, lettré passionné des jardins. Il souligne d’ailleurs combien le jardin fonctionne de la même façon que la peinture, notamment de montagnes et d’eaux, qui est investie d’une fonction édifiante, didactique, morale, dès les origines. Celui-ci permet à l’esprit de se « détacher du monde de poussière » tout en étant relié à la cosmogénèse. Dès lors, il n’est guère étonnant qu’un très grand nombre d’enclos portent un nom lié à l’érémitisme.

Le jardin est une création qui reflète à la fois le statut social de son propriétaire et sa vision intérieure. Il donne à vivre des scènes créées pour contenter le propriétaire ou le promeneur ; mais il suggère également des scènes imaginaires, soit que le concepteur a lui-même vécues et qu’il rappelle de façon allusive ou indirecte, soit dont il suscite l’émergence dans l’esprit de celui qui apprécie le jardin et qui y vit. Les perceptions réelles et imaginaires, superposées et simultanées, ont pour but de mettre le promeneur dans un état de disponibilité intérieure qui doit le conduire à la plénitude spirituelle – le « plaisir » dont parle Confucius, ou la véritable réalité du taoïsme et du bouddhisme chan (zen en japonais).

Aussi petit soit-il, même en pot, ou miniature, tel que nous le décrit Bo Juyi, le jardin réussi est celui qui parvient à faire naître dans l’esprit du promeneur des images, des sensations, des impressions idéales, c’est-à-dire capables de le conduire à la sérénité, en lui faisant quitter les contingences, mais tout en le reliant au cosmos, en l’enracinant dans la vie de l’univers. Autrement dit, l’intérieur doit être perpétuellement rattaché à l’extérieur. Bien sûr, joue la règle de l’analogie entre petit et grand, microcosme et macrocosme : par exemple, quelques cailloux ou rochers incarnent une falaise ou une montagne, une coupelle d’eau ou un lac, l’immensité de la mer. Cependant, cette règle est insuffisante à elle seule. Pour la faire fonctionner, il faut mettre en œuvre le principe qualifié « d’emprunt de scènes », considéré par les maîtres des jardins comme primordial et le plus essentiel dans un jardin . Celui-ci en effet ne s’adresse pas à un sujet universel.

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