Pourquoi un architecte du 21e siĂšcle devrait-il se donner la peine de dessiner Ă la main ? Il existe, aprĂšs tout, une abondance d’outils numĂ©riques facilement disponibles qui font que les stylos et les crayons ne semblent guĂšre plus que des artefacts primitifs. Ils sont peut-ĂȘtre considĂ©rĂ© avec affection, mais aussi charmants soient-ils, ils n’ont pas plus de rapport avec lâarchitecture contemporaine que les chevaux de labour en ont pour l’agriculture ou les machines Ă Ă©crire pour la presse d’aujourd’hui.

Et pourtant, comme l’architecte, historien et Ă©cologiste new-yorkais Mark Alan Hewitt s’efforce de le souligner dans son nouveau livre studieux et polĂ©mique Draw in Order to See: A Cognitive History of Architectural Design, « Dessiner renforce les rĂ©seaux neuronaux et engage les capacitĂ©s cognitives tout comme jouer des gammes et des exercices permet aux musiciens de rester aiguisĂ©s ». Hewitt cite Nicholas Carr, auteur de The Glass Cage â How Our Computers Are Changing Us
, qui nous rappelle que « l’esprit n’est pas scellĂ© dans le crĂąne, mais s’Ă©tend Ă tout le corps ».

Ainsi, lorsque nous dessinons Ă la main, nous le faisons en contactant notre environnement, ce faisant, dit Hewitt, « Nous expĂ©rimentons simultanĂ©ment des idĂ©es sensorielles et cognitives. » Le cerveau « n’est pas simplement une carte de circuit imprimĂ© qui traite les zĂ©ros et les uns comme une puce informatique ; c’est Ă©galement un acteur de soutien dans un rĂ©seau complexe d’organes, de nerfs, de signaux chimiques et Ă©lectriques que nous appelons l’organisme humain. »


Le plaidoyer de Hewitt, qui trouve ses racines dans le dessin Ă la main – pour « le dessin comme mĂ©dium de la pensĂ©e », un « circuit entre mĂ©moire biologique et mĂ©moire externe » – est pour une architecture humaniste qui fait trop souvent dĂ©faut Ă une Ă©poque oĂč « la nouveautĂ© et l’originalitĂ© sont les tests ultimes de la crĂ©ation artistique », oĂč les architectes, souvent attachĂ©s Ă un ordinateur, ressentent le besoin, ou la pression, d’Ă©crire et de parler dans un jargon obscur pour expliquer ce qu’un dessin au crayon de Brunelleschi, Michel-Ange, Alvar Aalto ou Louis Kahn pourrait faire sans un mot d’explication thĂ©orique .


Le Prix de dessin d’architecture 2020 encourage les dessins numĂ©riques, hybrides et Ă la main, mais, de maniĂšre significative Ă la lumiĂšre de la pandĂ©mie de Covid-19, il y aura un « prix de confinement » pour un dessin rĂ©alisĂ© pendant le confinement ou liĂ© aux changements que le Covid-19 peut, ou va, apporter Ă l’architecture. Pendant le confinement, de nombreux architectes se sont Ă nouveau tournĂ©s vers le dessin Ă la main, esquissant des objets, des piĂšces, des personnes, des animaux domestiques et des plantes autour d’eux, apprenant de nouveau comment se reconnecter avec cette « boucle » identifiĂ©e par Mark Alan Hewitt « entre mĂ©moire biologique et mĂ©moire externe ».

Dessiner Ă la main, comme le souligne Hewitt, ce n’est pas rĂ©gresser en termes d’aventure architecturale. Il nous rappelle comment le Bilbao Guggenheim de Frank Gehry Ă©tait le produit crĂ©atif dâabord de croquis Ă la main et de modĂšles en carton faits Ă la main et seulement au stade de la production, un design introduit dans les ordinateurs. Et il fait remonter cette tradition aux maĂźtres de l’architecture baroque qui ont travaillĂ© Ă une Ă©poque oĂč des bĂątiments extrĂȘmement imaginatifs Ă©taient le produit mĂ©morable de savoirs incarnĂ©s – des façons de concevoir et de faire des bĂątiments audacieux transmis au fil des siĂšcles – et d’expĂ©rimentation faite Ă travers des dessins qui rĂ©vĂšlent en effet que main et Ćil, esprit et corps travaillent ensemble.

Hewitt s’est entretenu avec Harley Jessup, le concepteur de la production de nombreux films d’animation numĂ©rique de Pixar. Son atelier a rĂ©alisĂ© 28 244 dessins Ă la main pour Toy Story 2, 46 024 pour Monsters Inc et 72 000 pour Rataouille. Jessup veut que ses designers voient et cela signifie dessiner Ă la main. Les ordinateurs ont leur propre magie, mais une conception et une architecture vraiment humaines ont besoin de cette connaissance incarnĂ©e et de cette expĂ©rience sensorielle qui vient du fait de prendre un crayon et de faire des marques sur le papier.

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